34.Des clics
Alec
A.J. Investigation, East Downtown, Houston, Texas
12 Novembre 2023
Suivre mon bras droit des yeux en train d'arpenter la pièce de long en large commençait sérieusement à me foutre en rogne, donc le voir prendre la place de Fritzberg sur le fauteuil pour scruter son écran avec attention estompa mon irritation. Mais ce fut de courte durée. Il se racla la gorge, une fois, puis deux, avant de faire craquer les cartilages de ses phalanges, et souffla.
Clic-clic, clic-clic, clic-clic, clic-clic...
Là où ses pas n'étaient pas parvenus à me faire lâcher des yeux les rapports et les infos, le cliquetis incessant de son stylo eu raison de mes nerfs. Je le foudroyai du regard en activant la saisie vocale.
« Ose le refaire une seule fois, Brett ! », déclara mon e-phone avec un calme qui dénotait furieusement d'avec mon expression. Il releva le visage vers moi, et affronta mes iris furibondes avec un profond sérieux, durant une bonne trentaine de seconde, et choisi de mettre un terme au silence d'une nouvelle inflexion de son pouce. Clic. Clic.
Dans ma tête, pendant une nano seconde, je me représentai très clairement l'instant où mon poing s'abattait sur sa joue pour expulser ma colère, mais évidemment, je ne m'exécutai pas pour autant. J'inspirai, très profondément, comme si j'apprêtais mes poumons pour un plongeon en apnée.
« Tu en as connu d'autres. Ne joue pas les anxieux avec moi, ça ne prend pas. »
Brett leva les yeux vers moi Brett leva les yeux dans ma direction, emplit d'une sorte de culpabilité mal digérée avant de lâcher un soupir à fendre l'âme, puis reposa l'objet de mon agacement premier.
— J'ai merdé avec Angie... On s'est embrassés, compléta-t-il, avec un rictus souriant et contrit de prime abord, rictus qui évolua lentement vers celui qui collait le plus à sa déclaration : Niais à souhait.
J'aurais pu le traiter d'abrutis congénital, le réprimander et lui rappeler à quel point son devoir devait l'emporter sur ses besoins physiologiques ou d'affect. J'aurai pu.
« J'ai couché avec mon ex. », cracha la tonalité sans timbre de mon appareil.
Le visage de mon bras droit se froissa d'un étonnement comique, si ce n'était la situation que je percevais pour ma part comme quasi-tragique.
— Joyce Carson et toi ? souffla-t-il.
« Pourquoi, je t'en ai présenté une autre ? Ah, non, c'est vrai, elle, c'est toi qui l’as ramené. »
Bien qu’inaudible depuis le haut-parleur de mon iPhone, la sècheresse et la hargne de mon accusation me frappèrent comme si j’avais craché les mots à la figure de Brett. Ce dernier me confirma sa réprobation d’un froncement de sourcil, qu’il accompagna d’un claquement de langue.
— Ça va comme ça, Alec.
Son timbre, bien que bas et presque sourd, sembla recouvrir l’entièreté de la pièce comme une chape de métal lourd. Lentement, il se leva, repoussa la chaise avec un calme que je ne lui eus pas souvent connu et s’avança jusqu’à se poster devant moi.
— Ton ressentiment, tu vas me faire le plaisir de t’en débarrasser. Pas demain, pas dans un mois.
Ses iris transpiraient d’une fureur sombre, de celles qu’il n’était jamais bon de provoquer. J’en sais quelque chose.
— Parce que la seule chose que tu vas y gagner, ce sera sa mort. Ou la tienne. Ou celle d’Angie. Ou celle de tes autres collaborateurs. Et, compléta-t-il avec un rictus, quelque part entre l’anathématisation et la souffrance. Ça pèse lourd sur la conscience et l’âme, le sang d’un autre. Tu peux sûrement te l’imaginer.
L’enflure. Le poids de ma culpabilité naissante fut balayé en un instant par les souvenirs.
« A... Alec... »
Et la haine. Je le hais putain.
« Ferme pas les yeux ! »
Bien sûr, que c’est ma faute. Parce que j’ai été négligent.
« Reste avec moi ! »
La culpabilité. D’un mouvement j’écrasai mes phalanges gauche contre le bureau le plus à portée, en faisant vibrer tout l’ornement. À ce moment précis, j’en eus intensément envie. Hurler. J’ai besoin de hurler. D’évacuer le trop plein de ressentiment. De douleur. De haine. Contre Brett. Contre Joyce. Contre moi. Contre ces fumiers de Joshua et Thomas. Et Riley Hart…
— Je ne peux pas te comprendre, admit Brett. Ni hier, ni aujourd’hui. Je ne suis pas à ta place…
Justement, alors ferme-là.
— …mais je suis certain que ces options-là, elles ne font pas parties de tes desseins. Alors reprends-toi ! Assume ton rôle de rédac-chef, merde !
La lueur que je perçu dans ses yeux me déplu, cependant, il avait raison sur un point. Maitrisant à grand peine le flot d’émotions qui m’avait étreint, je rédigeai un ordre à mon tour.
« Toi aussi, il est temps que tu te ressaisisses. Et ça commence par dissocier l’ami du subalterne. Souviens-toi de ta place, Samson. »
Ses traits se crispèrent, comme s’il s’était mordu la langue, avant de soupirer.
— Je ne risque pas d'oublier qui est le grand patron, lança-t-il, pas désabusé pour un sou. Excuse-moi de m'inquiéter pour la bonne marche et la sûreté du personnel. Sur ce, j'ai du boulot.
Se réinstallant sur son siège pour se rapprocher du bureau, il ignora ostensiblement mon visage furibond. N'importe qui d'autre aurait pris une beigne. J'avais mal au visage, à force de contracter les mâchoires, aussi, je les desserrai difficilement. La voix légèrement aiguë de Fritzberg filtra dans l'espace alors que la porte du bureau s'ouvrait.
— ... passé à côté d'un truc à Alterwhite. Quelque chose me chiffonne, mais je n'arrive pas à mettre le doigt dessus !
Levant les yeux par automatisme, le premier regard que je croisai fut celui de Joyce. Ce regard…Fait chier. Je ne le connaissais que trop bien, ce regard…
Fôret fédérale d’Ouachita, 202 Miles à l’Est de Springer (environ 3H45), Oklahoma
26 Novembre 2012
Voilà des heures que je fixais le foyer, son crépitement, les braises qui tentaient vainement de s'en échapper, les flammes qui léchaient le bois noirci... sans nul autre égal à des kilomètres à la ronde que mon humeur. Deux jours entiers passés entre le lac la journée, un repas à bases de sandwichs que ma mère avait pris le soin de préparer. Et des soirées autour d'un petit brasier sauvage, bien que maîtrisé par les talents de campeur de mon père. Il m'imitait à la perfection pour l'instant, et j'avais toujours eu la sensation que c'était au travers de nos silences que nous nous comprenions le mieux. À quelques reprises, nos regards s'étaient croisés, maintenus quelques instants, avant de dévier de nouveau. Évidemment, il voulait savoir ce qui trônait dans ma tête. Sauf que moi, ça fait des plombes que je ne suis pas foutu d'ouvrir ma gueule...
— Il y a bien longtemps que je m'y suis fait, te bile pas, fils.
Je levai le visage pour attraper l'expression résigné de Christopher Jones tandis qu'il remuait légèrement une bûche. Il m'octroya un demi sourire fatigué avant d'hausser doucement une épaule.
— Pas savoir ce qui te tracasse. Pas voir les images que tu ressasses. Être impuissant. C'est comme ça. Ta mère, elle a plus de mal que moi, mais on s'y est fait. Et puis...Tu es causant tu sais. Même quand tu ne décroches pas un seul mot.
Je haussai un sourcil d'incompréhension. Cette fois, une moue amusée anima ses traits.
— Ton visage et tes actes sont plus bavards que toi, gamin.
Mon père fouilla sa poche intérieure et en sorti sa pipe ainsi que son tabac.
— Tu as appris à encaisser les souvenirs. Ça ne signifie pas qu’ils sont moins durs, précisa-t-il en me voyant me braquer. Seulement que tu parviens à tenir. Tu leur a rendu hommage en survivant.
Kara. Evan. Ma gorge se serra, j'en sentis la brûlure tout le long de ma trachée ainsi qu'une chaleur vive sur mes pommettes. Mais j'accusai le coup pour écouter la suite.
— Maintenant, rends-leur un hommage encore plus grand. Apprends à vivre. Les bonnes comme les mauvaises choses. Tu sais ce qu'ils voulaient.
Bien sûr. Kara, voulait faire une grande école à Londres. Ouvrir sa boutique aussi, remplie de fleurs. Elle voulait voyager. Elle aurait voulu tant de choses...
Vivi, lui, il était incapable de former des projets d'avenir convenable. Il inventait toujours un projet stupide ou tentait de conceptualiser des inventions qu’il serait un jour en mesure de breveter. Et jamais rien de concrétisable. Un foutu rêveur qui passait son temps à prendre des photographies avec son purain d'appareil argentique pour « immortaliser des trucs »
Mais ils souhaitaient tous deux une chose, des plus simples. Vivre, se créer des tas de bons souvenirs qu'ils pourraient partager des années plus tard.
— La petite Jones est passée à la maison cette après-midi, ta mère m'a prévenue. Elle lui a semblé inquiète.
Cette fois, ce fut mon estomac qui du proche de se soulever. Elle s'était pointé ? Chez nous ? Elle était inquiète ? Quel simagrée !
— J'ignore pourquoi tu lui en veux, mais quoi que tu fasses, soit sûr de toi fiston. Si tu veux prendre un peu plus longtemps le large, je ne m'y opposerais pas, mais je ne crois pas que ce soit la solution. D'autant que plus tu manques, plus tu auras de cours à rattraper.
De toute façon, j'étais clair sur mes intentions. Rayer cette garce de Joyce Carson de ma vie. Elle ne me mérite pas. Je pris plusieurs inspirations, avant de sortir un calepin usé de mon blouson.
« Je sais que tu as raison. Mais p'pa... je t'ai rarement entendu causer autant. »
Mon père jeta un œil sur mes mots inaudibles, lâcha un expir semblable à un rire silencieux, je m'attendais à quelque chose comme « N'en prends pas l'habitude, fils », mais sa réponse fut toute autre.
— Faut bien que je fasse la conversation pour deux.
C'est une blague ? Mes yeux s'ouvrirent en grands tandis que je le dévisageais. Un rictus amusé malgré le ton affectueux. Christopher Jones venait de...me vanner ?
Il soupira avant de secouer la tête.
— Ta mère me reproche d'être peu loquace. Alors... tu sais quoi, va falloir te faire une raison. Et qui sait, ça te poussera peut-être à répondre à ton vieux père, lança-t-il avec un clin d'œil.
Je restai interdis avant qu'un sourire n'éclate sur mes lèvres.
« La vieillesse, ça ne te réussit pas tant que ça », tentai-je, incertain sur l'attitude à adopter. Ma boutade lui arracha un nouveau sourire, ce à quoi il rétorqua un « à la tente, mauvaise troupe ».
Mon père qui se mettait à blaguer, comme avant...non, en mieux même. Tout est possible finalement, dans ce monde pourri.
Joyce
A.J. Investigation, East Downtown, Houston, Texas
12 Novembre 2023
Le 22 Novembre 2012. Le coup d’œil peu convaincue d’Angie ne me décourageait pas pour autant, et alors que nous nous dirigeâmes en direction de l’oppressant bureau du 3eme étage, une vague de souvenirs me frappa, ramenant avec elle des émotions usées, comme venant d’un autre temps que je pensais révolu. Et, avec ça, l’illumination. Mais bien sûr !
Je fouillai avec frénésie ma poche en m’admonestant pour avoir oublié mon portable. J’avais un coup de fil des plus urgents à passer.
— Angie ? J-j’aurai besoin de ton tél, s’il te-te plaît.
— Tiens, accepta-t-elle en me le tendant.
Je composai le numéro possiblement salvateur dont j’avais besoin pour commencer mes recherches et attendit seulement trois sonneries.
— Maman ? j’ai besoin de quelques petites choses stockées au grenier, ça ne te dérange pas si je passe ce soir... ?
Lycée public de Springer, Oklahoma
27 Novembre 2012
Je me hâtai vers le portail, partagé entre l'appréhension et l'inquiétude qui me hantait depuis la fin de semaine dernière.
Appartement des parents d'Alec, Oklahoma
26 Novembre 2012
Il ne répondait plus à mes messages. J'avais tenté à plusieurs reprises de lui téléphoner, sans succès. Au bord de la panique, j'avais décidé d'aller frapper à sa porte. Je fus accueilli par un café et le demi sourire de Gloria Jones, sa mère, qui m'appris le départ improvisé d'Alec. Du camping. Christopher l'aurait accompagné avec tout le matériel adéquat, elle n'en savait pas davantage. « Voilà un moment qu'il n'avait plus fait d'escapades en solitaire sans alerter personne, excepté son père. Depuis... ». Elle m'avait fixé un long moment avant de vider sa tasse, puis avait ajouté « Toi. Depuis que tu es arrivé dans sa vie. Et rien que pour ce cours moment de normalité, d'apaisement que tu lui offre au quotidien, je te remercie Joyce ». Le choc de la porcelaine me fis baisser les yeux sur mon propre contenant. « Ils ont besoin de se retrouver entre père et fils. Si tu veux mon avis, ne t'en fais pas pour Alec. Il te donnera des nouvelles dès lors où il s'en sentira capable. ». J'étais rentrée, seulement à demi rassurée. Je pouvais comprendre son besoin de retraite solitaire mais... pas pourquoi il n'avais pas pris la peine de répondre à un seul message au préalable. Alec... j'ai tellement hâte de te revoir !
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Bonjour tout le monde !
Me revoilà suite à une looooongue pause (entre relecture intégrale pour une remise dans le bain, je suis ravie de m'y remettre -bien entendu, j'ai encore manqué l'occase de corriger mes nombreuses fautes d'otho, mais ça, c'est pour une prochaine ;)
L'ambiance entre Alec et Brett s'envenime (déjà, il ne s'est pas fait viré, c'est pas mal !), Angie ne sait plus sur quel pied valser, et Joyce pense avoir trouvé la solution pour décrypter les non-dits d'Alec.
Vous avez certainement deviné ce dont Joyce peut avoir besoin dans un grenier familial x) Nous verrons au prochain chapitre si ses efforts aboutissent à quelque chose !
Un seul mystère demeure pour votre auteur à l'heure actuelle : Pas sûr qu'on ait réellement la possibilité légale de faire des feu de camps sauvages dans la forêt nationale d'Ouachita ! Mais pour les besoins d'écriture, soit c'est un oui, soit, dans le cas contraire, le père d'Alec est un voyou x) à très vite !
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