36. Un aller vers le passé

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Angélina

A.J. Investigation, East Downtown, Houston, Texas

12 Novembre 2023

J'avais presque hâte d'être lundi. Lorsque Joyce m'avait rejointe en salle de pause pour m'annoncer son départ en compagnie de Brett, je n'eus même pas le temps d'éprouver une seconde de jalousie. Notre superbe redac-raleur-en-chef va me servir de partenaire durant les prochaines 24 à 48 heures. Super.

Lorsqu'il débarqua, vêtu de son inimitable masque de morosité et d'aversion qui le caractérisait si bien, je faillis appeler mon SSB pour le supplier de faire partie du voyage.

« En route Fritzberg. Brett m'a signalé que votre package d'excursion est toujours prêt. Ne traînez pas on a du boulot. »

Achevez-moi.


***

Brenham Ct, Houston, Texas

Joyce n'avait pas menti lorsqu'elle m'avait confié qu'Alec vivait dans une forteresse de luxe. Lorsque j'entrais dans le bureau, je fus tout de même ébahie en découvrant les murs de blancs immaculés recouverts de coupures d'articles de journaux, jaunies pour certaines, de portraits et de descriptions, d'annotations semblablement toutes reliées entre elles. Je connaissais déjà la plupart des visages accrochés, puisque j'avais étudié d'arrache-pied tous les éléments de l'enquête sur Dudson et le peu que j'avais pu ingérer et enregistrer sur Evy-hearth.
Je me demande à quoi ressemble le bureau-atelier de Brett. Est-ce que lui aussi vivait enfermée dans une cage obsessionnelle de souvenirs, dévoré par une enquête et ses fantômes ?
En m'approchant du mur adjacent à la baie vitrée, mon attention fut retenue par l'expression juvénile de Thomas Dicken. L'un desdits trois auteurs de la fusillade de Springer. Il avait l'air si jeune au moment des faits... En suivant des yeux les lignes tracées à même la surface, je lis davantage de détails sur son entourage, famille, amis, fréquentations, sites web les plus consultés... non seulement avant, mais également suite à sa sortie de prison. Tout y était, jusqu'à son goût pour certaines marques ou instruments.

— Vous êtes plus utile que les archives nationales. C'est dans la CIA que vous auriez du faire carrière, commentai-je tout haut. Il y en a sur moi aussi ?

Sans autre réponse qu'un rictus narquois, il se dirigea vers l'une des armoires à documents, ouvrit un casier, repoussa quelques dossiers avant d'en extraire un. Il le lança négligemment sur son bureau, m'arrachant une grimace. Je m'approchais, m'en saisit tandis qu'il s'éloignait pour jeter un œil vers l'extérieur. Mon nom y figurait, en lettre capitale, sur la tranche. Il a enquêté sur moi. Évidemment. Un vrai paranoïaque. Outre les données civiles, mon dossier disséquait sans pudeur les lieux que j'avais pu fréquenter, mes absences justifiés auprès de la précédente entreprise où j'avais exercé, mes débuts compliqués en photo reporter en indépendante, mon dossier médical.

— Hey ! m'exclamai-je scandalisée malgré moi. D'où tenez-vous que mon ex-équipier m'a donné toutes ou partie des ficelles du métier ? C'est lui qui cherchait à me doubler, il ne m'a jamais conseillé ni fait de cadeaux ! D'ailleurs, beaucoup de ces renseignements sont confidentiels ! Vous avez compilé tout ça sur moi avant ou après mon embauche ?

Comme pour me laisser le temps de bouillir un peu plus en me remémorant le visage de ce menteur mégalo d'ancien coéquipier avant que je ne démissionne et ne soit recruté par Brett, mon chef prit tout le sien tapoter sur son écran tactile.

« Votre rapport de stage en Californie le mentionne, même si la véracité est douteuse. Referez-vous à la classifications des informations. »

Je constatai qu'en effet, certaines données étaient répertoriées en gris claires dans mon dossier. L'iPhone de mon patron poursuivit.

« Confidentiel signifie cheval de Troie potentiel, Fritzberg. Vous apprendrez vite. Ce dossier a moins de deux semaines. »

Deux semaines ? C'est pas possible, il a fait appel à une armada de détectives privés ou quoi ? Venant de lui, l'hypothèse ne m'eus même pas étonnée. Je soufflai avant de refermer la pochette, et imitai son précédent lancée sur la table boisée.

— Et bien vous pouvez passer mon port d'appareil dentaire en date du 11 Novembre 2007 en gris foncé, l'info n'est pas déformée. Il existe un dossier sur Joyce aussi ? Et sur Brett ?

Le supra-boss Alec-râleur se détourna de la vitre afin de me faire face, durant une bonne vingtaine de secondes.

— Franchement, je ne comprends pas comment vous pouvez créer des relations saines avec les gens, assenai-je. Les autres le savent ? Vous nous faites confiance, au moins ?

Son regard se durcit et ses mots robotiques claquèrent comme un volet mal fermé.

« Votre travail ne consiste pas à jouer les anges gardiens ou les fins psychologues mademoiselle Fritzberg, mais de prendre des photographies en 4k des sujets à enquête. Si c'est dans vos cordes, puisque personne ne vous a inculqué les bases. Le talent ne suffit pas toujours. »

Je me raidis et serrai les poings malgré moi.

« Vous n'auriez été qu'un mail supplémentaire en direction de la corbeille si je n'avais pas confié cette mission à Brett. J'aurai choisi une personne plus expérimentée et moins réfractaire que vous, quelqu'un de rodé qui n'aurait pas eu besoin d'être protégée. Tenez-vous le pour dit. »

Connard. Quoi répondre ? Ça brulait, mais rien de ce qu'il ne venait d'affirmer était faux, en l'état. Je manquais d'expérience de terrain, d'enquête à mon actif. Je le dévisageai à mon tour dans un mot, jusqu'à ce qu'il ne se détourne.

« Vous savez où se trouve le bureau, la chambre la cuisine, les sanitaires, la salle d'eau. J'ose croire que la, vous n'avez ni besoin d'escorte ni de protection. »

Alors qu'Alec s'apprêtait à quitter la grande pièce, je réagis.

— Exactement.

Il s'arrêta avant de me toiser, un sourcil relevé.

— Je suis jeune, peut être même débutante selon vos critères. Je n'ai pas votre expérience, mais j'ai le même aplomb. Mon CV manque de gloire, mais je sais bosser sous pression et dans des conditions extrêmes. Votre dossier, martelai-je en pointant la pochette du doigt, il ne rend pas honneur aux jours, aux nuits entières que j'ai passé à observer, à déduire, à apprendre. Et j'apprends vite. Vous me trouvez subversive, alors que je ne demande qu'à travailler dur, dans des conditions non pas facilités mais justes.

Je pris ma respiration sous son immobilisme, comme s'il analysait chacune de mes micro expressions en plus de mes mots.

— Joyce comme moi sommes débutantes. Alors qui vous protège, vous ? S'il vous arrive quelque chose, qui devons-nous alerter ? Auprès de qui trouverons-nous refuge ? Nous sommes dans le même bateau, chef. J'aimerais vraiment qu'on parvienne à s'entendre. Alors, s'il vous plaît... je vous le réclame comme un échange humain, pas une faveur. Arrêtez de vous montrer aussi menaçant.

Le grand Alec Jones s'approcha, me contourna pour traverser les lieux puis alla s'installer à son bureau avant de désigner la tabouret du menton. Perplexe, je m'avançai à mon tour pour saisir le fauteuil improvisé et l'installai en face. Une fois installée, il s'adressa une nouvelle fois à moi au travers de son téléphone portable.

« J'ai une question et je veux une réponse. Pour quelle raison avez-vous poussé les portes de l'agence, mademoiselle Fritzberg ? Faire dans le relationnel, des amis ou des appuis ? Une place en or et sécuritaire sur le marché de l'emploi ? »

Ses mains encadraient toujours l'appareil afin de communiquer, mais tout sa posture indiquait qu'il portait une attention particulière à ma personne. j'eus l'impression de vivre un nouvel entretien d'embauche. C'est peut être ça, en fin de compte.

« Je vais vous donner mon point de vue, sans détour et objectivement. Vous avez besoin d'être stimulé, vous aimez les défis, les responsabilités. Avec vos compétences innées, bien qu'encore à l'état brut, vous virer équivaut à jeter une corbeille de fruits rares bien qu'encore verts. Alors persévérez dans l'investigation, vous vous ferez un nom, une place. Vous en avez les qualités. En agence ou en indépendante, ça c'est votre problème, le choix vous regarde. Mais le poids de l'enquête en cours est une lourde charge. Et il y a peu de chances que ça finisse bien. »

J'ai bien entendu ?

— Alors, résumai-je, vous ne me flattez pas, vous êtes honnête. Et vous tentez de me pousser vers la sortie pour préserver mon prétendu potentiel ?

Son visage bien qu'impassible et d'apparence froide, laissait filtrer quelque chose que je n'avais encore jamais vu chez lui. Une sorte de bienveillance frigide. C'est bien le redac-raleur-en-chef qui vient de s'exprimer, la ? Son regard s'abaissa de nouveau sur son mobile et je patientai, tel un accusé floué attendant la parole du juste.

« Vous n'avez pas besoin d'être flatté Fritzberg. Les compétences n'existent pas pour être félicités mais utilisées. Vous êtes jeune, mais vous n'êtes plus à l'école. Alors je veux savoir pourquoi vous avez signé, et la raison pour laquelle vous avez accepté la poursuite d'un telle enquête. »

Je repensai à Joyce. Bien sûr que notre relationnel est important. Bien sûr que je souhaite préserver ces liens, autant sur le plan amical que professionnel. Mais...

— L'affect n'a rien à voir là dedans, mes relations ne sont pas le moteur de ma motivation à continuer, je vous l'ai déjà dit ! Je veux rester à l'A.J. Et je veux apprendre du meilleur investigateur. C'est pour ça que j'ai postulé. Est-ce que vous allez m'aider ?


Joyce

Appartement de la mère de Joyce, Oklahoma

13 Novembre 2023

Rien n'avait réellement changé. Chacun des bibelots qui ornaient les étagères du couloir, du salon concevraient la même place depuis des années. Comme si le temps avait cessé de s'écouler, chez les Carson.

— Vous avez soupé ? questionna ma mère après de brèves présentations.

— Nous nous sommes arrêtés pour manger un sandwich, affirma mon patron en acceptant l'invitation à s'asseoir. Navré de vous importuner aussi tardivement.

Karen Carson balaya d'un geste de la main sa dernière phrase avec un sourire affectueux.

— C'est moi qui vous remercie d'avoir escorté ma fille, monsieur Samson, Les routes ne sont plus aussi sûrs, de nuit. Quant à l'heure tardive, Joyce sait que je travaille habituellement en soirée. Le café suffira donc. Ou du thé ?

— Je vous en prie, appelez-moi Brett. Café s'il vous plaît, acquiesça-t-il avec amabilité en lui rendant son sourire.

Ma mère leva les yeux vers moi pour les planter dans les miens quelques secondes, avant de se rendre à la cuisine. Je déglutis.

Une fois les cafés servis sur la table basse, elle entra directement dans le vif du sujet.

— J'ai retrouvé le carton qui contient tes articles et tes vieux journaux personnels au grenier. Je les aient descendu dans ta chambre.

Mon coeur tréssauta. Mes journaux intimes. Je luttai pour ne pas me lever immédiatement. Un sourire illumina mes lèvres pour se figer lorsque ma mère reprit.

— Que compte-tu y trouver ? Quelle urgence t'amène pour que tu accomplisses une demi-journée de route ? ça concerne ton travail ?

— "Nostalgie" et "Maman me manque" ne sont pas de bonnes raisons, n'est-ce pas ? suggérai-je avec un rictus forcé.

Elle rit en secouant la tête.

— Tu ressemble trop à ta sœur sur ce point-là. Vos vies sont bien remplies.

J'inspirai à fond avant de répondre.

— Certaines réponses à des questions que j'ai laissées en suspens se trouvent dans mon journal. L'un d'eux.

Parmi tous ceux que j'avais noircis d'encre, avant de les reléguer au grenier. Je n'avais pas eu le cœur à les emporter lors de mon déménagement, et m’était sentis tout autant incapable de m'en débarrasser. Ils vont enfin s'avérer utiles.

— Bien. J'ai préparé la chambre d'amis pour ton patron, ajouta-t-elle après m'avoir longuement détaillé, ainsi que la tienne. Combien de temps restez-vous ?

— Nous repartirons au plus tôt, répondit Brett, Demain soir au plus tard. Mais j'ai pensé que Joyce voudrait vous faire part en direct de la bonne surprise.

Ma mine que j'espérais réjouie en tendant la pochette à ma mère fut passé au crible avant qu'elle ne jette un œil au contenu.

— La date du billet d'avion est pour demain ? s'exclama ma mère avec un sourcil haussé. Joyce, je ne peux pas partir en vacances au pied-levé, mes patients ont besoin de moi. Un départ s'organise !

— Mais ça te laisse toute la matinée de demain pour préparer ta valise, c'est largement suffisant, avançais-je avec une conviction aussi feinte que ma bonne humeur. Tu te feras relayer à l'hôpital. Allez maman, ça te fera du bien de te couper du quotidien pour quelques jours ! Emma va être aux anges !

— Je te remercie mais c'est non.

— Un séjour en famille au Nord-Ouest de la Californie tout frais payés par l'entreprise qui organisent le concours. C'est une occasion à ne pas rater, madame Carson, s'enthousiasma mon patron.

— Voyage en famille auquel tu ne participera pas, releva justement ma mère avec un regard sceptique dans ma direction.

— Beaucoup de travail m'attend à Houston, déclarai-je. M-mais je vous y rejoindrai dès que j'en aurait terminé. ça va être g-génial de se retrouver ens-semble !

Ma langue semblait se refermer sur du carton, tant mon demi-mensonge en eut la saveur. Et ma mère ne s'y laissa pas prendre. Déposant la pochette sur le divan, elle se tourna entièrement vers moi.

— Joyce Carson, regarde-moi dans les yeux...pourquoi veux-tu m'éloigner d'Oklahoma ? Est-ce que tu travailles sur une affaire illégale qui te mets, et nous met en danger ?

Cette fois, ma déglutition n'aboutit pas. Je ne pouvais enrayer ses doutes, ni lui mentir. Je lançai un regard désespéré à Brett qui acquiesça avant de prendre le relai.

— Madame Carson, Joyce travaille sur une affaire tout ce qu'il y a de plus légal. Alec et moi veillons à ce que...

— Merci pour le complément d'information, monsieur Samson, mais je parle à ma fille, l'interrompit ma mère avant de darder un œil perçant sur moi. Voilà longtemps que je n'ai pas entendu ce prénom... il s'agit bien de Jones ? C'est l'un de tes employeurs ?

— Mon rédacteur-en-chef, cédai-je.

Elle me regarda un long moment avant de soupirer.

— Même après des années, poursuivit-elle avec lenteur, l'obsession de ce garçon demeure inchangée. Et la tienne pour lui te poussera toujours à le suivre.

Elle a raison. je persistai cependant.

— Qu'il s'agisse de lui ou d'un autre, je poursuivrai toujours les passe-droits pour abolir leurs privilèges et raconter la vérité.

— Mais il s'agit de lui. Et c'est pour lui que tu reviens, souligna perspicacement ma mère. Quitter Oklahoma ne t'aura pas éloigné de ton passé ni de tes déceptions.

C'est cru. Dur. Mais à demi-juste.

— Je ne peux pas me défaire de mon passé, objectai-je.

Bien que j'ai cherché à le faire durant des années...

— Je ne le veux plus. Je dois trouver mes réponses, et lui aussi.

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Bonjour à tous !

Une altercation aux allures d'entretien d'embauche entre Alec et Angelina, une discussion le plus sincères possible entre Joyce et Karen Carson, et un Brett qui  se fait recadrer par cette dernière. Le prochain chapitre (ou le suivant) laissera place à un peu plus d'action, autant du point de vue d'Angelina que de sa camarade. à très vite !

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