3 - Gaëlorn

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Année 1439 de l'Âge des Prospérités,

Onzième jour du Mois des Abondances.

Naugferym – Grande Route du Nord

L’odeur fut la première à changer. Un arôme sec et minéral vint soudain chatouiller mes narines ; le parfum de l’air froid venu des montagnes, tranchant la senteur douceâtre de l’humus avec la dureté d’une lame.

Je me redressai sur ma selle, les paupières plissées. L’obscurité du sous-bois perdait sa densité, une clarté diffuse perçait entre les frondaisons. Mes pupilles captèrent la modification subtile de la luminosité et s’adaptèrent aussitôt, mes iris améthyste se fendirent d’une fissure verticale. Par-delà le bruissement des feuilles, j’entendis au loin rouler les eaux du fleuve. Pour mes sens entraînés de pisteuse orc-elfe, ça ne faisait aucun doute : on allait bientôt quitter la forêt. Du bout des doigts, j’effleurai l’encolure de ma monture.

— La lisière est toute proche, Vëndefeld, murmurai-je.

La jument dressa les oreilles et secoua sa tête fine en signe de satisfaction. Elle n’aimait pas beaucoup les bois. C’était une Kerech’, une bête sèche et nerveuse née dans les montagnes aux frontières nord-est de la terre des Orcs. Elle n’avait pas son pareil pour escalader d’un pied sûr les pentes les plus abruptes ou avaler sans fatigue les vastes étendues des plaines d’Uhrhûn, mais les futaies trop serrées et les taillis touffus la mettaient mal à l’aise. Elle s’y sentait à l’étroit.

Même si elle était trop vaillante pour renâcler, j’avais perçu son inconfort à la minute où nous avions pénétré sous le couvert des arbres. J’en étais désolée – j’aurais aimé lui éviter ce désagrément – mais hélas nous n’avions pas le choix. En remontant du sud, nous étions obligées de traverser cette région boisée du Naugferym pour rejoindre le fleuve Anthranh et la Grande Route du Nord qui nous ramènerait à Ynrobor. La seule chose que je pouvais faire était d’utiliser mon pouvoir d’Émomancie qui me permettait d’influencer son esprit et d’apaiser son anxiété.

Malgré tout, ma jument était pressée de quitter les lieux. Elle allongea l’allure de son propre chef et parcourut d’un trot soutenu la dernière portion de la sente forestière, nous menant rapidement à l’orée du bois.

Fidèle à ma prudence d’éclaireuse, je la retins à l’abri des dernières ramures, le temps d’examiner les alentours et de m’assurer qu’aucun danger ne nous attendait au-delà. De fait, je ne détectai pas de présence hostile. Les lieux étaient un peu trop déserts à mon goût, d’ailleurs… Normalement, il y avait toujours du monde sur la route. Surtout en cette saison, où de nombreux artisans d’Ynrobor convoyaient leurs marchandises vers le sud en prévision des foires d’automne.

Cette absence de trafic ne me disait rien qui vaille. Elle ne pouvait signifier qu’une chose : depuis mon départ, des nouvelles menaçantes s’étaient répandues au point de pousser la population à limiter ses déplacements. Peut-être même y avait-il eu des raids à proximité de la citadelle.

C’était inquiétant. Cela faisait presque deux décades que des marchands remontant l’Anthranh avaient rapporté les premières rumeurs de villages attaqués aux frontières de l’Uhrhûn et que le Roi Odraïn m’avait envoyée pour enquêter discrètement. Il ne voulait pas alarmer son peuple pour de vagues bruits de pillage, mais si plus personne ne se risquait sur la Grande Route du Nord, c’était que la peur l’avait déjà gagné. Et ce que j’avais vu dans le sud ne contribuerait pas à le rassurer.

Je serrai entre mes cuisses les flancs de ma jument, lui enjoignant d’avancer pour rejoindre la chaussée empierrée. Sur la bande de terre dégagée en bordure de la forêt s’empilaient les grumes que les bûcherons naugferyms entreposaient là, en attendant de les embarquer sur les charrettes ou les barges des marchands. Il y en avait beaucoup et pas âme qui vive pour les surveiller. Ça aussi, c’était inhabituel. Le signe que les échanges commerciaux s’étaient interrompus, ou tout au moins beaucoup ralentis.

— Dépêchons-nous ! pressai-je ma monture.

Mais après quelques pas, elle s’ébroua et s’arrêta net entre deux tas de bois, tête levée et naseaux frémissants. Au même instant, je me figeai à mon tour ; une demi seconde à peine après Vëndefeld, j’avais moi aussi perçu la présence. Un infime craquement, le souffle d’une respiration oppressée… Griffes sorties, ma main glissa vers la poignée de ma dague. Je humai l’air. Plus intriguée qu’inquiète, je mis pied à terre et contournai l’empilement de troncs, guidée par la forte odeur… de Nain.

Je tombai sur un adolescent naugferym qui me brandit sous le nez une hache presque aussi grande que lui.

— Hé là ! protestai-je. Doucement, je n’ai pas l’intention de voler ton bois !

Il recula d’un pas et me fixa d’un air à la fois stupéfait et apeuré.

— Que… quel bois ? bafouilla-t-il.

Les sourcils froncés, je l’examinai avec plus d’attention. Je l’avais d’abord pris pour un garde, mais à la réflexion, avec son visage encore lisse et ses quelques poils au menton, il me semblait un peu jeune pour occuper cette fonction. En dehors de sa hache, il ne portait aucune arme et, même s’il possédait des bras et des jambes solides, il n’avait pas tout à fait la carrure d’un bûcheron.

Il était aussi dans un sale état. Raide de crasse, il dégageait un puissant fumet de gibier faisandé. Son habit de toile brune, maculé de boue et de traces de suie, était déchiré par endroit. Sa tignasse noire emmêlée de brindilles et de feuilles mortes et les nombreuses égratignures sur son visage et ses avant-bras témoignaient de plusieurs nuits passées au milieu des ronciers. Il n’avait pas dû dormir depuis un moment, d’ailleurs, il paraissait épuisé. La manière dont il crispait nerveusement ses doigts sur le manche de sa faucheuse exprimait davantage la panique que la menace.

— T’as pas l’air au mieux, mon gars, remarquai-je, t’as besoin d’aide ?

— Je… Oui… Non ! N’avance pas ! Qui es-tu ?

— Gaëlorn, me présentai-je, mains ouvertes et griffes rentrées en signe d’apaisement, éclaireuse d’Ynrobor. Je ne te veux aucun mal !

Le jeune Nain se détendit un peu et me reluqua des pieds à la tête avec une expression dubitative.

— Éclaireuse d’Ynrobor ? répéta-t-il. Mais… Tu sers le Roi Odraïn ? C’est pas possible, t’es une Chimère orc-elfe !

Je haussai les épaules à cette évidence, il n’y avait pas besoin de faire preuve de grandes capacités d’observation pour deviner ma nature. Ma peau vert pâle, mes canines proéminentes, mes tresses blanches et mes oreilles effilées trahissaient sans doute possible ma double appartenance. Quant à mes liens avec le Seigneur des Naugferyms… Malgré toutes les belles paroles sur la paix et l’égalité entre les cinq races, ni les Orcs ni les Elfes ne se montraient très accueillants à l’égard des sang-mêlés. Quand on n’était pas vraiment la bienvenue dans ses clans d’origine, il fallait bien trouver sa place quelque part.

— Les Nains payent bien... lâchai-je, laconique. Et ils ont l'esprit plus large que certains ! Mais toi… D’où est-ce que tu sors pour être dans un état pareil ?

— Je… Ynan’Lua. Je viens du village d’Ynan’Lua.

— Ynan’Lua ? m’étonnai-je. C’est pas tout près, dis donc ! Au moins à quatre jours de marche. Qu’est-ce que tu fais tout seul par ici ? Où sont les tiens ? Tu t’es sauvé de chez toi ?

Le garçon sembla soudain se recroqueviller un peu plus. Ses épaules s’affaissèrent, un sentiment de terreur se peignit dans ses yeux bruns avant de se muer en détresse.

— J’ai… été obligé ! gémit-il. Ils ont brûlé le village… Mon vieux est… mort. La Légion Noire l’a tué !

— La Légion Noire ?

— C’est comme ça que Maître Ollriin a appelé ceux qui nous ont attaqués. Il… Il doit être mort, lui aussi, à c’te heure… Il m’a dit de fuir et d’aller à Ynrobor, prévenir le Roi Odraïn.

Je me raidis en entendant ces nouvelles. Un nouveau village attaqué ? Et cette fois dans le Nord, beaucoup plus près de la citadelle… Je considérai le jeune Nain avec un intérêt accru et bénis le hasard d’être tombée sur lui. Je n’avais trouvé aucun survivant, dans le sud. Celui-ci était le premier que je rencontrais, le seul en mesure de témoigner.

— Tu les as vus ? le pressai-je. Tu pourrais les décrire ?

— Ben oui… Des cavaliers avec des armes terribles ! Au moins une trentaine, je dirais. Mais… J’sais pas comment je vais faire pour approcher le Roi et lui en parler. J’suis qu’un apprenti forgeron, jamais il voudra m’écouter.

— T’inquiète pas pour ça ! affirmai-je. C’est une sacrée chance qu’on se soit rencontrés. Il y a eu d’autres attaques au Naugferym et en Uhrhûn et le Roi m’a justement envoyée pour tenter d’identifier les coupables, il attend mon rapport. Je vais te mener à lui, il t’écoutera, sois en sûr.

L’adolescent sursauta et me dévisagea, les yeux écarquillés d’un regard incrédule.

— Le Roi t’as envoyée pour… Mais… t’es pas un peu jeune pour une mission de ce genre ?

— Dis donc, gamin ! grognai-je avec une pointe d’agacement. Un peu de respect ! Dans la tribu orc de mon père, on n’est plus un Ystark* passé son neuvième hiver et j’en ai plus du double ! Ça fait un moment que j’ai fait mes preuves. Bientôt quatre années que je travaille pour Odraïn, il connaît ma valeur et il me fait confiance !

— Je… je voulais pas te vexer ! s’excusa-t-il. C’est juste que…

— Mouais… coupai-je, vérifiant la position du soleil. On est à peine au premier quart de l’heure de l’ours, si on galope grand train, on sera à Ynrobor avant la tombée de la nuit.

D’un geste, je fis signe à Vëndefeld d’approcher.

— Allez, mon gars, l’encourageai-je, grimpe !

— Euh… hésita-t-il d’un air ennuyé. C’est que… j’aime pas beaucoup les chevaux.

— Et elle n’aime pas beaucoup les Nains ! Surtout quand ils puent… Mais on n’a pas le choix, aller à pied prendrait trop de temps.

Malgré ses réticences, je l’aidai à se mettre en selle et bondis à mon tour sur la croupe de ma jument. D’un claquement de langue, je donnai le signal du départ.

— Au fait, demandai-je tandis que nous gagnions la route au petit trot, comment on t’appelle, apprenti forgeron ?

— Robruhn, murmura-t-il, la voix nouée, Robruhn... fils de Bodruhn.

*Ystark : enfant orc

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