4 - Robruhn

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Année 1439 de l'Âge des Prospérités,

Onzième jour du Mois des Abondances.

Naugferym – Citadelle d’Ynrobor

— Approche, mon garçon !

L’invitation me fit sursauter, une bouffée d'angoisse me saisit. Dans ma hâte à obéir, Je manquai de faire tomber ma hache, augmentant encore ma confusion. J’en revenais toujours pas de me trouver là, devant le Roi Odraïn en personne.

Pourtant, c’était bien la réalité ! La Chimère n’avait pas menti, elle était attendue. Quand nous nous étions présentés aux portes d’Ynrobor, au tout début de l’heure du crapaud, on nous avait laissés passer sans encombre. On avait remonté la rue principale au grand trot, précédés par un garde qui hurlait à pleine voix « Place ! Service du Roi ! »

Malgré l’heure tardive, il y avait encore de l’animation dans la ville basse et une grande foule de Nains qui se garaient à toute vitesse sur notre passage. J’avais pas eu le temps d’admirer les belles demeures et les nombreuses boutiques, qu’on était déjà rendus à l’entrée de la Citadelle Royale.

Ensuite, un autre garde nous avait menés au pas de course le long d’interminables corridors richement décorés, tout droit au cabinet privé du Roi. Une pièce immense où l’hôtel de ville tout entier d’Ynan’Lua aurait tenu à l’aise, pleine de beaux meubles sculptés, de tissus brodés d’or et d’objets précieux.

Assis dans un grand fauteuil près d’une cheminée où brûlait un bon feu, se tenait Odraïn « Tête d’Étain ». Il était tout semblable à ce qu’en disaient les marchands qui passaient parfois au village, avec sa belle figure sévère, sa barbe touffue et sa longue chevelure gris fer couronnée d’un mince cercle de métal plus brillant que l’Étoile de la Dame Elbereth. Il était en compagnie de deux autres Nains d’un certain âge à l’air imposant. Le Capitaine de la garnison et le Maître des Runes d’Ynrobor, m’avait soufflé Gaëlorn.

La Chimère avait mis un genou en terre. Elle m’avait présenté et, tout honteux de paraître puant et crotté devant de si hauts personnages, je m’étais aplati le front contre le sol de marbre dans une révérence maladroite. Le Roi m’avait souhaité la bienvenue avec un sourire rassurant et des paroles aimables puis, il avait demandé à Gaëlorn de lui faire le compte rendu de sa mission, visiblement impatient de l’entendre. Sur ça aussi, elle avait dit la vérité, il semblait la tenir en bonne estime. Après avoir écouté son récit avec attention, il s’était à nouveau tourné vers moi.

— Ainsi, ton village a subi une attaque, dit-il. Raconte-nous ! Quand cela s’est-il produit ?

— La septième nuit d’Abondance, vot’ Majesté. Y a maintenant quatre jours de ça…

— Que s’est-il passé ? Qui étaient ceux qui vous ont attaqué ?

Je baissai la tête, mal à l’aise. Pour être honnête, je n’avais pas la moindre idée du déroulement des évènements avant mon réveil brutal en plein chaos. Et ensuite tout était allé si vite ! Qui était l’ennemi, d’où venait-il, comment était-il arrivé là, depuis combien de temps duraient les combats ? Tout un tas de questions que je ne m’étais même pas posé sur le moment et auxquelles j’étais bien incapable de répondre.

Je me concentrai, tentant de réveiller mes souvenirs. Les hurlements, le grondement du feu, l’odeur de la fumée et du sang… Et les figures des miens, déformées par la peur, leurs bouches grandes ouvertes qui appelaient à l’aide. C’était douloureux, j’avais pas envie de m’en rappeler. Pendant ma fuite, j’avais enterré ces images d’épouvante dans le fond de ma tête car sinon, j’aurais jamais eu le courage de continuer à courir. J’essayai malgré tout de raconter du mieux possible ce que j’avais vu pendant cette nuit terrible.

Conscient de mon embarras, Odraïn demanda avec douceur :

— Ces cavaliers, pourrais-tu les décrire plus précisément ? À quoi ressemblaient-il ? Des Orcs ? Des Elfes ? Des Nains ?

— J’saurais pas vous dire, mon Sire, avouai-je, j’ai pas vu leurs visages. Ils avaient tous des cuirasses et des casques noirs qui leur cachaient la figure.

— Et leurs armes ?

— Des arcs, des haches, des grandes épées…

Je marquai une petite pause, me rappelant soudain un détail qui m’avait frappé inconsciemment.

— J’crois bien aussi qu’ils ont dû utiliser des sorts de feu. Tout le village brûlait quand je me suis réveillé et je ne pense pas qu’ils étaient assez nombreux pour combattre les villageois et tout incendier en même temps. Et puis à Ynan’Lua, les maisons sont en pierre. De la bonne pierre bien solide. Faut qu’il y ait eu de la magie là-dessous pour que le feu se soit propagé si vite.

— Ce sont sûrement des Orcs ! intervint le Capitaine de la garde. Ils maîtrisent les magies du feu !

— Ils ne sont pas les seuls, objecta Odraïn, nous aussi, nous en usons.

— Oh ! Vous ne pensez quand même pas que votre cousin Förg Naugashrym serait derrière ces attaques ?

— J’ai dit « nous », répliqua sèchement le Roi, tous les Nains utilisent le pouvoir des Runes pour embraser leurs forges, pas seulement les Nains de Feu ! Je ne crois pas que Förg ait quoi que ce soit à voir dans l’affaire, il n’a aucune raison de brûler nos villages. Et puis, ils ont aussi des problèmes au Naugashrym. Plusieurs caravanes de marchands ont disparu dans les Montagnes de la Lune depuis la fin de l’été. Il y a un peu plus d’une décade, il m’a envoyé un aigle pour m’en avertir.

— Et si c’était un Dragon ? suggéra tout à coup le Maître des Runes. Un Aile-Feu pourrait facilement incendier un village…

— C’est peu probable, les Dragons Telluriques sont pacifiques. Même pendant les grandes guerres des Âges Sombres, ils se sont toujours tenus à l’écart des combats. Je ne vois pas pourquoi ils deviendraient brusquement agressifs. Mais sait-on jamais… Y avait-il des Dragons, Robruhn ?

— Euh… Non, mon Roi, affirmai-je précipitamment. Enfin… j’en ai pas vu.

— Et toi, Gaëlorn ? As-tu repéré des empreintes de Dragons dans les autres villages attaqués ?

— Ni de Dragons ni d’autre chose, Seigneur, répondit-elle, la mine sombre. Comme je vous l’ai dit, ces démons ne laissent pas de témoins, ni aucune trace derrière eux. Même pas celles de leurs chevaux. Si Robrunh ne les avaient pas vus de ses propres yeux, on pourrait presque croire que ce sont des fantômes.

— Enfin, c’est impossible ! grogna le Capitaine. Les villageois ont bien essayé de se défendre ! Ils ont sûrement réussi à blesser certains de leurs agresseurs, voire à en tuer quelques-uns.

— Je n’en sais rien, il est possible qu’ils aient emmené leurs blessés et leurs morts… Mais je n’ai rien trouvé qui permette de les identifier, pas même la plus petite goutte de sang.

— Pas de sang ? s’exclama le Maître des Runes, médusé. Voyons, c’est inconcevable !

— C’est pourtant le cas ! Ces êtres semblent surgir du néant et y retourner aussi vite, une fois leurs forfaits accomplis. La seule chose qu’ils laissent derrière eux, ce sont les cadavres de leurs victimes. Même les chasseurs orcs, qui sont les plus habiles pisteurs de Melarkis, n’ont pas réussi à les débusquer.

— Es-tu au moins parvenue à retracer la chronologie des attaques, Gaëlorn ? interrogea le Roi.

— Pour ça, oui. Les premiers raids ont eu lieu en Uhrhûn vers la mi-Fournaises, plusieurs tribus orcs d’éleveurs nomades ont été massacrées avec leurs troupeaux. Ensuite, les agresseurs s’en sont pris à des villages naugferyms isolés. Au moins six, au sud de la Grande Plaine et sur la rive droite de l’Orbô. Ynan’Lua semble être leur dernière cible en date.

— Une liste à laquelle s’ajoutent les caravanes disparues au Naugashrym, rappela Odraïn, et probablement aussi des attaques en mer. Il y a des rumeurs à Havre-Long et dans les ports de la côte ouest. Les marins ylanthii parlent de bateaux retrouvés à la dérive avec tout leur équipage décimé et d’autres qui se sont tout bonnement volatilisés.

— Ça devient vraiment préoccupant ! commenta le Maître des Runes.

Préoccupant ? Terrifiant, il voulait dire ! En écoutant cet échange, j’ouvris des yeux de plus en plus effarés. Je réalisai tout à coup que mon petit monde personnel n’était sans doute pas le seul à s’être écroulé. Le pays, les Terres Élues toutes entières semblaient menacés !

Les récits des Âges Sombres me revinrent en mémoire, mêlés aux images du carnage sur la place et des maisons d’Ynan’Lua en flammes. Mon cœur s’emballa de nouveau, comme aux heures pénibles de ma fuite à travers les halliers quand, terrifié à l’idée d’être poursuivi, je me cachais au moindre bruit dans les creux des racines. Le sang me battait aux oreilles, je sentais ma figure virer à l’écarlate.

Bientôt, la colère remplaça la peur. On n’avait jamais eu connaissance de ces nouvelles alarmantes dans mon petit village bien tranquille. Si on l’avait su, peut-être qu’on se serait méfié, peut-être qu’on aurait pu résister ou s’enfuir… Mon vieux, Maître Ollriin, tous les amis et voisins que je ne reverrai sûrement jamais… Leur souvenir me submergea, mes doigts se crispèrent sur le vieux manche de bois patiné de ma hache.

— Pourquoi ? grondai-je, la gorge nouée par la rancœur. Si vous saviez pour toutes ces attaques, pourquoi vous n’avez rien dit ? Si on avait été prévenus, on se serait préparés, on aurait pu se défendre !

Les sourcils touffus du Capitaine grimpèrent en accent circonflexe sur son front grêlé et le Maître des Runes blêmit d’indignation. Le Roi me fixa de ses yeux bleu glacier. Mesurant soudain mon insolence, je me ratatinai sous son regard perçant, mais il m’adressa un sourire triste et hocha doucement la tête.

— Tu as raison, mon garçon, admit-il, plein de lassitude, j’aurais dû me montrer plus réactif. La responsabilité des morts de ton village, comme de chacun de mes sujets abattus par ces monstres, m’incombe sans doute en partie. Mais le temps n’est pas encore aux remords. Pour l’heure, nous devons prendre des mesures pour protéger la population.

Il laissa échapper un long soupir, se leva et, d’un geste machinal, ajouta une bûche dans la cheminée.

— Tous ces évènements sont assez inquiétants pour que plusieurs souverains aient déjà réclamé la réunion en urgence du Conseil des Cinq Races, reprit-il. Il se tiendra à Port Alliance dans la première décade du Mois des Larmes de Rouille. Je souhaite que tu m’y accompagnes, Robruhn, pour raconter ce que tu as vu aux autres Seigneurs de Melarkis.

Je sursautai, bouche bée, sentant la panique revenir au galop.

— Moi ? balbutiai-je. Parler devant le Grand Conseil ?

— Bien sûr, affirma-t-il, ton témoignage est primordial ! En attendant, tu dois te reposer et reprendre des forces. Gaëlorn, veille à lui trouver à manger et de nouveaux vêtements ! Et fais-lui donner aussi une chambre confortable.

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