5 - Gaëlorn

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Année 1439 de l'Âge des Prospérités,

Quatorzième jour du Mois des Abondances.

Naugferym – Citadelle d’Ynrobor

— Tu devrais manger, cette auberge possède l'une des meilleures tables d’Ynrobor !

Je mordis moi-même à belles dents dans ma pièce de venaison cuite à point, tout en observant Robruhn attablé en face de moi. D'un air morne, il fixait sa propre assiette. Je pouvais presque lire dans ses pensées : « La portion de ragoût fumant exhalait une odeur délicieuse... Et la bière brune aux cerises d'Emheyrion, mousseuse à souhait, devait être un vrai régal pour le palais... Mais ni la nourriture, ni la boisson n’arrivaient à passer »

Je percevais la tension de mon camarade. Je sentais la boule d'angoisse qui lui serrait la gorge et l'empêchait pratiquement d’avaler. Il leva vers moi ses yeux bruns emplis d'incertitude.

— J’ai pas très faim, Gaëlorn… confirma-t-il d’un air désolé.

— Faut pourtant que tu manges ! insistai-je en essuyant d'un revers de main mes lèvres luisantes de jus. On part demain pour Port Alliance et on n’aura pas le temps de traîner en route, ni de se prélasser dans les auberges. On risque de sauter quelques repas, tu devrais en profiter maintenant pour te remplir la panse.

Robruhn haussa les épaules et se replongea dans la contemplation muette de son écuelle. Je soupirai, il paraissait totalement déprimé. Ce n’était pourtant pas faute d’avoir essayé de le distraire. À la demande du Roi, je ne l’avais pas quitté d’une semelle depuis que nous avions regagné Ynrobor trois jours plus tôt. Je lui avais montré les plus beaux endroits de la ville et cherché par tous les moyens à lui faire oublier son humeur sombre.

En dernier recours, j’avais misé sur l'attrait atavique des Nains envers la bonne chair pour le détendre un peu. Mais visiblement, ma tentative était un échec. Ni la nourriture appétissante, ni l'ambiance chaleureuse de l'établissement, ni la prestation du trouvère qui animait la soirée ne semblaient en mesure de le dérider. Même mon pouvoir d’Émomancie restait impuissant à apaiser ses tourments.

Bien sûr, je pouvais comprendre sa détresse. Le traumatisme qu'il avait subi était encore très récent. Il avait tout perdu et ce n’était jamais facile d’être un survivant. On se sentait toujours un peu coupable d’être encore en vie quand tous ceux qu’on aimait avaient péri ; on se reprochait de les avoir abandonnés. Robruhn aurait besoin d’un peu de temps pour l’accepter, le souvenir des atrocités continuerait de le hanter un moment avant qu’il ne réussisse à s’en affranchir.

Peut-être lui faudrait-il accomplir un exploit de ses propres mains pour retrouver un peu d'estime de soi. C’était sans doute pour lui redonner le sentiment de sa propre importance qu’Odraïn avait décidé de l’emmener témoigner devant le Conseil. Ou parce qu’il espérait que les splendeurs de Port Alliance et le plaisir de la découverte l’aideraient à reprendre pied…

Personnellement, je n’aurais pas parié là-dessus. Bien loin de l’enthousiasmer, la simple idée d’entrer dans le Palais Blanc et de s’exprimer devant les Hauts Seigneurs suffisait à liquéfier ce pauvre Nain.

— Essaye de te détendre, suggérai-je, l’Unique ne t’as pas épargné pour que tu te laisses dépérir ! Et puis, le Roi compte sur toi. Ton témoignage aidera sûrement nos souverains à prendre les bonnes décisions.

— Mais qu’est-ce que je vais bien pouvoir leur raconter ? se lamenta-t-il. J’ai pas vu grand-chose, au final… Je me rappelle quasiment rien ! Je suis juste sorti de chez moi avant de filer comme un lâche pendant que les miens se faisaient massacrer !

— Arrête de culpabiliser ! Tu as seulement obéi à ton Maître des Runes et tu ne rends pas hommage à son sacrifice en regrettant de l’avoir fait ! Il pensait sûrement que ta survie était importante.

— Je me demande bien pourquoi !

— Eh bien, je n’en sais rien, mais… Peut-être as-tu vu quelque chose que le choc t’a fait oublier. Un détail important qui pourrait nous aider à identifier l’ennemi… Ça finira par te revenir ou bien le pouvoir de Vive-Mémoire de la Matriarche Dragonne t’aidera à t’en rappeler.

— Hein ! Quoi ? s’exclama-t-il, complètement affolé. La Reine des Dragons va fouiller dans ma tête ?

— Oui, si tu le souhaites. Elle peut accéder à tes souvenirs et les matérialiser sous forme de visions que d’autres pourront alors partager. Tous les Dragons Empathes de sa lignée ont ce don. Mais elle ne le fera pas sans ton consentement.

— Et elle ne montrera rien de compromettant. C’est dommage, c’est souvent très instructif les souvenirs secrets des garçons !

Je haussai les yeux au ciel en reconnaissant la voix féminine qui venait de s’inviter dans la conversation.

— Runhill… soupirai-je. Tu ne devrais pas être dans ta chambre à étudier tes leçons d’arithmancie ?

— Le Maître des Runes est occupé à préparer le départ du Roi, répliqua la jeune Naine qui venait de surgir derrière nous, il a oublié de m’en donner de nouvelles.

Elle s’installa sans façon sur une chaise libre. D'un geste élégant, elle dégrafa la broche dorée qui fermait son manteau et rabattit sa capuche, libérant une longue tresse d'un blond cuivré qui ondula sur l'épaulière de son justaucorps de cuir.

— Et je suppose que ça t’arrange, Princesse ! commentai-je d’un ton ironique. Tu préfères certainement partager une bonne pinte, j’imagine…

— P… Princesse ? bafouilla Robruhn en dévisageant l’intruse.

— Princesse Runhill d’Ynigbo, confirmai-je avec un clin d’œil complice en direction de la nouvelle venue. Noble héritière du Seigneur Förg Naugashrym et petite cousine du Roi Odraïn.

Robruhn faillit recracher la gorgée de bière qu'il s'était décidé à absorber. Il bondit sur ses pieds et s'inclina maladroitement dans une tentative de révérence qui manqua de renverser son assiette.

— Dame Ruhnill ! s'étrangla-t-il. Votre Alt...

La jeune fille leva vers lui son visage avenant semé de taches de son et le toisa de son regard bleu turquoise.

— Par l'Unique ! s'exclama-t-elle avec un petit rire. Oublie le protocole, mon gars ! Nous ne sommes pas à la cour et il n'y a pas de princesse ici, ce soir. Je suis juste venu saluer une amie.

Robruhn obtempéra et se rassit, en proie à la plus totale stupéfaction, C'était visiblement trop pour lui... Se retrouver sans crier gare face à une Princesse du Sang devait lui paraître complètement irréel. Qu’elle ose de plus s'aventurer dans une taverne, sans escorte et à la nuit tombée, ne faisait probablement qu'accroître sa confusion. J’esquissai un sourire, il n'était pas encore au fait du tempérament peu conventionnel de cette mini tornade aux nattes rousses.

— Quant à toi, reprit-elle, tu dois être le fameux forgeron… Le seul survivant du massacre d’Ynan’Lua. J’avais hâte de te rencontrer !

— C’est… c’est un grand honneur que vous me faites, Princesse… Je…

— Qu’est-ce que j’ai dit ? le coupa-t-elle d’un air sévère. Pas de titre ni de ronds de jambe ! On se tutoie et tu m’appelles Runhill, sinon je vais me fâcher !

Cette fois, je ne pus m’empêcher d’éclater de rire devant la mine effarée de l’apprenti forgeron.

— Tu vas t’y habituer ! le rassurai-je. Son père nous l’a envoyée pour lui apprendre les bonnes manières, mais en plus de trois saisons, on n’y est toujours pas arrivé !

— Voilà, c’est ça ! gloussa-t-elle. Pauvre papa affligé d'une progéniture turbulente au comportement bien peu royal ! Il espérait que le rude climat des Monts de Fer m’assagirait. Mais je me fiche des dentelles ! Je préfère courir les montagnes, boire dans les tavernes avec les vieilles barbes et apprendre à manier les épées. Heureusement que cousin Odraïn l’a compris et qu’il m’a confiée à Gaëlorn.

— C’est surtout que le Roi à autre chose à faire que s’occuper de ton éducation, rectifiai-je, voilà pourquoi je te sers de chien de garde depuis presque un an, charmant boulet !

— Ose dire que tu le regrettes ! riposta-t-elle avec une grimace malicieuse.

Je tordis de nouveau le nez ; au début, j’avais moyennement goûté mon rôle de chaperon, il est vrai. Mais cette fichue Naine de Feu et sa nature expansive avaient fini par me séduire. Nous avions à peu près le même âge et, au bout du compte, on s’entendait à merveille. Comme moi, elle savait ce qu’elle voulait et n’entendait pas se laisser enfermer par les conventions. Et puis, elle possédait de réels talents. J’étais pragmatique, je ne m'embarrassait guère de préjugés. Qu’elle soit une fille ne changeait rien, une bonne lame restait une bonne lame et peu importait son sexe. Au fil du temps, des passes d'armes et des escapades à cheval, une solide amitié s'était tissée entre nous.

— Non, admis-je, je ne le regrette pas. Tu es plutôt douée au combat, même si tu as encore des progrès à faire.

— Un de ces jours, je te ferai mordre la poussière, ma fière chasseresse aux yeux violets ! Mais je crains que ça ne doive attendre. Tu seras bientôt débarrassée de moi.

— Comment ça ? m’étonnai-je.

Sa jolie figure se rembrunit ; d’un signe de tête, elle remercia la servante qui venait de déposer un bock devant elle puis reprit :

— C’est à cause de toutes ces attaques. Père s’inquiète de ma sécurité, il veut que je rentre à Ynigbo.

— Ah…

— Il compte profiter de la réunion du Conseil pour me récupérer, je dois le rejoindre à Port Alliance.

Elle poussa un soupir ; sans vergogne, elle picora dans mon assiette un morceau de viande qu’elle dégusta et fit glisser d’une longue gorgée de bière.

— Mais on n’en est pas encore là, poursuivit-elle avec une moue entendue, je n’ai pas dit mon dernier mot. En attendant, je suis du voyage ! Du coup, on pourra passer du temps ensemble à Port Alliance, on va bien s’amuser !

— Humpf… grognai-je, peu convaincue. Je ne suis pas sûre que les circonstances se prêtent beaucoup aux réjouissances. Et ton père voudra sûrement t’avoir près de lui pendant le Conseil.

Runhill fronça les sourcils, une ombre fugitive de dépit obscurcit son regard. Elle esquissa un geste raide pour me prendre la main. Puis, tout aussi vite, elle se détendit de nouveau. Des musiciens venaient de remplacer le trouvère et un air entrainant emplissait à présent la taverne. Elle se tourna vers Robruhn avec un sourire enjôleur.

— Nous verrons... lâcha-t-elle d'un ton insouciant. Eh bien, forgeron ! Si tu ne manges pas, qu’est-ce que tu attends pour m'inviter à danser ?

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