Mes secrets glacés
J’estime tenir ma bonne fortune du grain de folie douce qui m’a toujours animé. Rien ne m’est jamais apparu comme impossible. Quand d’autres se disaient « je ne peux pas », moi, je fonçais. J’ai essuyé quelques échecs, mais dans l’ensemble, sans fausse modestie, on peut dire que j’ai réussi. Certes pas grâce aux encouragements. Les gens, quand ils ne sont pas jaloux, sont en général rébarbatifs, sans imagination. Je n’aime pas tellement mes semblables. Mais bon, on ne peut pas vraiment vivre seul.
La richesse permet de réaliser des rêves qui ne sont pas à la portée de tous. J’ai conservé une âme d’enfant. Les forêts me fascinent depuis que je suis tout petit, plus particulièrement les forêts boréales. Sans doute ai-je pu préserver en moi la magie des Noëls. Je possède quelques hectares de taïga, dont je ne vous dévoilerai pas l’emplacement.
En été, c’est un endroit plutôt désagréable, spongieux, infesté d’insectes, commun et sans attrait. Mais en hiver, à la saison des grands froids, il révèle toute sa magie. Davantage encore, car je l’ai aménagé à la mesure de mes songes. Quand vous illuminez votre pelouse à la Saint Nicolas, moi, je décore mon jardin secret, une parcelle de ma forêt boréale. C’est un travail de longue haleine, nécessitant dès la saison chaude des préparatifs soignés et spécifiques, parmi lesquels l’introduction d’essences pouvant s’acclimater.
Comment vous décrire la majesté des grands espaces, les délices des longues marches jusqu’à ma clairière secrète, ma jubilation enfantine quand je pénètre enfin, au cœur de la nuit glacée, dans une féerie de conte.
Mes arbres –vous me pardonnerez cette appropriation, par certains aspects déplacée- ne sont pas dépourvus de vie. Si vous êtes informés, vous savez peut-être que quelques scientifiques vont jusqu’à leur prêter une forme de conscience collective. Pour ma part, j’en ai l’intuition. Cela confine même à la certitude. Mais ce n’est pas le sujet. Je les décore avec amour, comme un styliste de génie apprêtant un mannequin un jour de défilé au Pavillon Gabriel. Je ne manque pas de sensibilité.
Mes pas crissent dans la neige, je m’avance, timide, au milieu de ma forêt. Quand je m’arrête pour la contempler, un silence absolu me comble de plénitude. Les branches graciles d’un mélèze juvénile se tendent vers moi, harmonieuses comme des bras de danseuse. Un chapelet de décorations habilement disposé, petites perles de verre sulfurisé, habille finement son poignet délicat et bleuté. Plus loin, des barbes de lichen s’enrobent autour des nœuds d’une écorce qui se tord comme une bouche ourlée de lèvres ligneuses au rictus figé. Je les aurais préférées souriantes, mais on ne peut pas toujours forcer la nature. Je me tourne vers un bouleau. Ma main parcourt sa peau blanche, givrée, marbrée de veinures violacées, son tronc solide comme une cuisse de colosse, se dresse dru, bien planté dans la neige.
Le froid extrême possède une ambiguïté qui aiguise mon goût du paradoxe. Si d’un souffle il m’inflige des souffrances piquantes, douloureuses, d’un autre il me fait offrande d’une vigueur mystique. Ici, je suis une divinité païenne, ce sentiment tend à renforcer ma confiance, mon audace, à entretenir le feu sacré qui devant moi fait plier les montagnes.
Les sapins touffus occupent dans mon cœur une place de choix. Je les préfère à hauteur d’homme, je leur parle ainsi d’égal à égal. Leurs visages de glace, les engelures troublées dans lesquelles se reflète la lueur des étoiles, me portent aux larmes. Sous leurs poitrines rondes comme des sorbets aux tétons confits s’évasent des robes à crinoline dentelées de givre. Les escarpins scintillants, disposés par mes soins à leurs pieds, cerises pourpres et fantaisies irisées, perfectionnent l’illusion d’humanité de ces êtres fantomatiques qui me chérissent en silence.
Il arrive que la virginité céleste se drape d’aurores boréales merveilleuses dont les reflets animent cette forêt spectrale. Là, j’éprouve le sentiment de mon humanité, je me sens minuscule, fragile, unique.
A l’épicentre de ma clairière, trône dans une lumière étudiée ma création la plus aboutie. Sa chevelure d’étain moiré offense la beauté-même des glaces, l’émeraude de son regard a conservé une étincelle de dédain que le gel n’a pas altérée, elle règne, impératrice de feu, sur mon peuple dévot, une rousse électrique, écœurante de vie, rencontrée par hasard dans un bouge de Reykjavik.
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