Cent Mille Dollars
Le 21 Juin 1997
Je ne suis pas n’importe qui. Pour mes cinquante ans, mes amis se sont cotisés. Plus exactement, ils ont levé des fonds.
Une coupe de champagne à la main, je contemple mon présent qui trône sur un coussinet de soie. Je m’en empare et tous se taisent.
Défaire le mystérieux emballage d’un cadeau, c’est comme déshabiller une femme que l’on a courtisée longtemps.
Je m’interroge en retardant l’instant de la découverte. Je palpe le parallélépipède et j’imagine du bout des doigts, espérant qu’ils n’ont pas eu le mauvais goût de m’offrir encore une montre de prix.
J’agite délicatement, je soupèse. L’objet me semble assez lourd. Mais pas trop.
Je regarde autour de moi et m’avise que je les décevrais en me précipitant.
Alors, je l’agite délicatement tout près de mon oreille et je grimace élégamment, feignant la curiosité.
Certains murmurent entre eux. Quelques rires délicats fusent sur les pelouses. Les palmiers ébouriffés s’agitent sous la caresse des alizées.
Afin de prolonger l’attente, je hume.
Mon imagination doit me jouer des tours, car un étrange fumet s’échappe par les plis du papier cadeau. Je déteste le caviar, me dis-je, de surcroît, la plus onéreuse des provenances ne constituerait pour moi qu’un présent médiocre.
Je dénoue les rubans, me joue des pliages sophistiqués, froisse le papier et le jette en boule vers l’assemblée comme une jarretière.
Incrédule, j’exhibe, bras levé, une petite boîte de conserve anodine dont la vision provoque exclamations et applaudissements feutrés.
Ils se foutent de moi ! Suis-je l’objet d’une plaisanterie de mauvais goût ?
J’abaisse le bras et m’intéresse de plus près à l’objet.
Du bout de l’ongle, je tapote le couvercle. A l’évidence, ce n’est ni de l’or blanc, ni de l’argent.
La conserve est entourée d’une sorte de papier kraft. La base, poisseuse au toucher, paraît rouillée, comme si le contenu avait fui et avait oxydé le métal.
Par coquetterie, j’avais retiré mes lunettes. Je les enfile et rapproche mon nez de la boîte, qui décidemment dégage d’étranges relents.
Voilà qu’au comble de la satisfaction, ils entonnent de concert un traditionnel « joyeux anniversaire ».
J’en ai la larme à l’œil, car mes plus sournois adversaires en affaire se joignent au chœur, l’air sincère.
L’œil humide, je distingue difficilement les inscriptions qui ornent la boîte.
Les voilà qui réclament un discours.
Qu’ils me laissent au moins le temps de lire. Merde quoi !
Je lis pour moi-même.
Contenu net GR.30
Conservée au naturel
Produite et mise en boîte au mois de mai 1961.
L’émotion me submerge.
Je transpire un peu. Je dois m’essuyer le front mais je n’ai rien sous la main. Mon épouse adorée m’éponge à l’aide de son mouchoir en dentelle. Elle me glisse discrètement à l’oreille : « mon chéri, tu as une trace douteuse sur la joue ».
Mentalement, je me répète qu’ils ne se sont pas moqués de moi. Une œuvre d’art, prisée par bien des collectionneurs. Je sais que les plus prisées cotent autour des cent-mille dollars.
Encore dix ans, et la valeur de ma boîte s’envolera peut-être.
Un bel héritage pour mes enfants.
Il faudra que je la mettre au coffre. Et que je l’assure.
J’espère qu’elle ne fuit pas, c’est arrivé à d’autres.
Merci, merci à tous.
Pour finir, j’imagine l’artiste en pleine création. C’est émouvant.
Me voilà collectionneur d’art.
J’ai toujours adoré Manzoni et ses boîtes à merde d’artiste.
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