Jeux de mains...
Son plus beau rôle depuis les années soixante, ironise l'inspecteur devant la dépouille de Carlotta qui repose entre deux poubelles derrière un restau italien. Des talons hauts gisent à côté de ses pieds tordus par l'arthrose, un orteil bleuté perce à travers le collant de contention couleur chair. La jupe remontée découvre des jambes maigrelettes, le tissu se chiffonne à la base du bourrelet graisseux qui déforme son ventre. Le chemisier de soie, douteux sous les aisselles et au col, s'entrouvre vers les seins sur des dentelles affriolantes dont les teintes s'accordent à merveille avec la peau bistre. Son cou a conservé une certaine grâce, exception faite des meurtrissures qui le zèbrent. Son visage, épanoui, souriant, vous ferait presque croire qu'elle vit encore. Son plus beau rôle somme toute.
La veille, dans l'après-midi.
Carlotta broie du noir et marmonne entre ses dents jaunies par la nicotine. Le miroir de loge que Teddy Stauffer m'a offert en 58, à Acapulco, a perdu de son lustre. Mon visage également. Des pattes d'oie se dessinent en éventail du coin de mes yeux jusqu'à mes tempes, des bajoues menacent dans le prolongement des sillons qui se sont creusés à l'angle de mes lèvres, ma chevelure tombe à plat, mon regard s'affaisse. Le reste, qui ne vaut pas mieux, emprisonné dans des gaines désuètes dont les coutures s'effilochent, fait encore illusion auprès de vieux messieurs qui convoitent ce qu'ils n'auraient pu conquérir du temps où mes chairs étaient fermes. Les actrices ne devraient ni vieillir ni manquer d'argent. Je ne suis plus personne. Parfois, je voudrais disparaître. Je manque de courage. Mais je continuerai à leur en faire baver ! Nous verrons bien. Elle sort de la salle d'eau et revient dans le grand salon.
Carlotta pose sur sa belle-mère un regard noir et détaché.
La vieille, qui devine plus qu'elle ne comprend, agrippe de ses doigts décharnés les roues de son fauteuil et roule se réfugier vers un recoin où elle s'immobilise comme un lapin acculé, juste sous la photographie de son fils posant du temps de sa splendeur sur les marches de l'Impérium, la légendaire salle dans laquelle il poussait des arias.
Carlotta détaille le portrait en pied du baryton qu'elle a aimé jadis. A hauteur de sa bouche, elle s'efforce de se remémorer un baiser, au niveau de ses mains une caresse, une saillie en lorgnant plus bas. En vain. Elle hausse une épaule flétrie et ajoute haut et fort « comme si cet impuissant pouvait te protéger de moi ».
- Où croyez-vous aller Belle-Maman, chantonne-t-elle guillerette, vous savez que vous ne m'échapperez pas.
- Ne m'approchez pas, glapit la belle-mère en croisant sur sa poitrine flasque des bras tendineux.
Le geste désespéré ne fait qu'attiser la convoitise de la bru. Dans le salon de réception, désormais dépouillé des meubles partis au clou, le tintement des bracelets qui glissent et s'entrechoquent aux bras maigres de l'ancêtre résonnent comme des sistres, tandis qu'à ses doigts brillent d'énormes bagouzes.
Son mari, le fils de la vieille, n'a rien perdu de la scène. Il rentre la fesse autant qu'il peut dans les cuirs du Chesterfield, s'absorbe pour de faux dans la lecture de son journal, l'angoisse au ventre, craignant que Carlotta n'assène au peu d'amour propre qui lui reste une énième et féroce estocade. Son regard se fixe par hasard sur la rapière espagnole qui repose, très kitsch, sur son support mural. Il jurerait que l'épée lui raconte des histoires de touches assassines. Il reprend un whisky, ses doigts se crispent de haine sur le cristal innocent.
Carlotta s'est rapprochée de la vieille dame, lui caresse doucement le bras, masse distraitement du bout de son ongle l'os du carpe. La peau de la vieille, fragile comme un antique parchemin, se craque à la moindre brutalité, Carlotta le sait bien. Son ongle remonte le long de l'annulaire en frôlant la peau ridée, jusqu'au solitaire, appuyant juste ce qu'il faut.
-Pas celle-là, implore la vieille.
-Voyons, susurre Carlotta d'un ton vipérin, à chaque fois vous me dîtes la même chose.
-Je la tiens de ma mère, je vous en prie, rétorque la vieille avec agressivité.
-Pour la rivière de perles du mois dernier, vous évoquiez votre père. Le mois prochain, ce sera une tante défunte ?
Carlotta tente en vain de retirer le solitaire, bijou dont elle tirera auprès d'un fourgue des bas-fonds de quoi vivre pendant trois mois. A croire que la vieille maigrichonne grossit du doigt à volonté et retrouve des forces pour défendre son bien. Carlotta renonce, empoigne le fauteuil et sort de la pièce en annonçant :
-Ta mère et moi allons à la salle d'eau. Eau froide et savonnette, ajoute-t-elle à l'attention de la vieille qui jette vers son fils un regard implorant.
Le fils indigne feint de n'avoir rien entendu. Une réplique à la pitoyable lâcheté de l'homme fuse dans l'esprit de Carlotta :
-Mais le triste héro, courbé sur sa rapière, regardait l'horizon et ne daignait rien voir, récite-t-elle perfide à l'attention du baryton tétanisé.
Carlotta ressort de la salle d'eau en brandissant la bague, luisante de savon et de sang. A cet instant, son chauffeur pénètre dans la pièce sans s'annoncer. Carlotta l'a convoqué pour la fin d'après-midi. Il doit l'escorter dans un bouge où officie un fourgue nommé Rodolphe, un camériste reconverti.
-James, toujours ponctuel, c'est au moins ça.
L'homme grogne. Il s'appelle Amarillo, mais Carlotta n'imagine pas être conduite par un gorille noir de poil, trapu, rustre comme un pécari qu'elle hélerait en usant d'un blaze aussi vulgaire. Inimaginable déchéance (sic). Prononcer "James" la berce d'illusions. Amarillo, à chaque fois, serre le poing en pensant à ses quatre gosses, aux billets que Carlotta glissera dans sa poche en sortant de chez Rodolphe, non sans lubriquement attarder une main baladeuse contre sa cuisse. Il faut bien vivre car les temps sont durs.
Deux jours après le meurtre.
L'inspecteur a réuni les suspects de l'affaire Carlotta. Le baryton tremble à l'idée de finir dans une geôle au milieu de détenus mal intentionnés. Le chauffeur, primate sans compassion, oscille entre inquiétude et soulagement, se demandant comment il va désormais nourrir sa marmaille. La belle-mère jubile sous cape en pensant au zircon que sa bru lui a arraché. Le fourgue n'en revient toujours pas que la Carlotta l'ait pris pour un empaillé, nerveux, il entre-tortille ses doigts noueux. L'inspecteur, lui, se dit que parfois, aux courses, il n'est pas aisé de miser sur le bon canasson.
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