PROLOGUE : Le retour de Nyx
Deux ans plus tôt
Me voilà de retour, mère, et je jure de te venger de la trahison de père et de tous ceux qui nous ont spoliés. Je vais déverser la terreur des ténèbres.
Dans l’obscurité suffocante des souterrains, Nyx portait en elle une seule certitude, pour accomplir son dessein, elle devrait réveiller ce qui n’aurait jamais dû revenir.
La lumière des torches projetait leurs ombres vacillantes sur des murs suintants. Elle s’engagea dans la descente par un escalier interminable, en proie à des sentiments contradictoires. Elle ne pouvait chasser de sa mémoire que la dernière fois où elle s’était rendue au caveau de la crypte obscure, c’était avec sa mère, il y a soixante ans. Sa mère, imposante dans sa robe noire, avait murmuré une incantation, et la dalle s’était ouverte lentement, dévoilant l’intérieur d’un caveau. Deux sarcophages s’y dressaient, taillés dans une pierre d’un noir si profond qu’elle semblait absorber la lumière. Cette pierre étrange, qu’aucun reflet ne pouvait troubler, paraissait presque vivante dans son insondable opacité.
— Regarde Nyx, voici le caveau que j’ai fait construire en secret pour nous deux. Il est entouré de sorts puissants qui protégeront nos corps après la mort, laissant la possibilité de revenir à la vie.
— Revenir à la vie ? avait-elle murmuré, comme si ces mots n’avaient aucun sens.
À dix-sept ans, la mort n’était qu’un concept lointain, presque irréel. Pourtant, l’assurance froide de sa mère la rendait étrangement tangible, comme une ombre menaçante prête à s’abattre.
— Un rituel précis permet de retrouver une condition presque normale. Nous le devons à la protection que nous confèrent nos pouvoirs.
Nix, malgré sa jeunesse, n’était pas naïve. Elle avait pressenti une vérité plus sombre derrière ces paroles.
— Et pour un humain ?
Sa mère poussa un profond soupir.
— Il serait possible de faire revenir à la vie, un humain, mais il ne pourra pas retrouver son aspect, il deviendrait… quelque chose d’autre.
— Quelque chose de quoi ?
Le silence qui avait suivi pesait encore sur Nyx, même aujourd’hui. Sa mère n’avait répondu qu’après un long moment, son regard s’attardant sur les runes gravées sur le sol autour des sarcophages.
— Quelque chose de terrifiant.
Ce mot résonnait encore dans la mémoire de Nyx, accompagné de l’image de la main pâle de sa mère frôlant la pierre froide des cercueils. Sa mère n’avait rien ajouté. Après un bref instant, elle avait ordonné la fermeture du caveau, et les lourdes portes s’étaient refermées dans un grondement sourd. Elle ne pouvait imaginer à cet instant que rien ne se passerait comme prévu.
Derrière elle suivaient ses quatre gardes nordiques. Quatre guerriers convertis lors de son long retour d’exil. Une femme et trois hommes, tous redoutables, implacables, dénués de toute compassion, ce qui en faisait de dangereux combattants. Elle les savait dévoués corps et âme. Ils se disaient dénués de toute peur, pourtant, plus elle descendait et plus elle décelait de la tension dans le groupe. Ils arrivèrent au bas de l’escalier et s’engagèrent dans une vaste crypte au lourd plafond voûté. Leurs souffles matérialisaient des volutes blanches dans l’air glacial. La lumière des torches ne repoussait que faiblement les ténèbres qui se refermaient derrière eux. Rien n’avait bougé depuis la visite avec sa mère. La destruction du château avait épargné tout ce secteur, qui était resté caché de toute façon. Elle percevait le souffle rauque de Bjorn, le plus imposant des membres du groupe, qui ne se séparait jamais de son marteau.
Aujourd’hui, alors qu’elle atteignait à nouveau la crypte obscure, ces souvenirs la hantaient. La tension dans sa poitrine était devenue presque insupportable. Elle leva la torche, son regard glissant sur les gravures anciennes de la porte massive qui obstruait l’entrée du caveau. Rien n’avait changé ; les runes gravées dans la pierre luisaient encore faiblement, comme si elles attendaient ce moment depuis plus d’un demi-siècle.
Mais Nyx n’était plus la jeune fille impressionnable d’autrefois. Elle portait désormais en elle une froide détermination, celle que les décennies d’exil et d’apprentissage avaient forgée. Elle savait que ce qu’elle s’apprêtait à faire défiait les lois mêmes de la nature. Elle savait que réveiller l’homme étendu là pourrait la dépasser. Mais le souvenir des trahisons, des pertes et des promesses non tenues alimentait un feu qu’elle ne pouvait ignorer.
Ses doigts se crispèrent machinalement sur l’amulette qu’elle portait autour du cou. Elle inspira profondément pour retrouver son équilibre intérieur. Elle devait faire appel à tout son sang-froid pour perpétrer le rite qui allait suivre. Elle ne pouvait chasser une sourde angoisse à l’évocation des derniers mots de sa mère « quelque chose de terrifiant ». Déjà de son vivant, la seule évocation du nom d’Ulrich von Schattenfels, dit le Baron Noir, suffisait à répandre une terreur incommensurable, au point que les soldats les plus aguerris auraient fait demi-tour plutôt que de l’affronter, selon certaines rumeurs.
Elle posa la paume de sa main. À son grand étonnement, la pierre n’était pas froide. Elle accentua la pression et murmura les mots que lui avait enseignés sa mère. La salle sembla secouée par une légère onde de choc et l’immense dalle de pierre bascula sur le côté, dévoilant un vide noir qui semblait sans fond. Elle se retourna et vit que Hakon se tenait juste derrière elle. C’était, incontestablement, le plus valeureux de tous. Malgré tout, il peinait à dissimuler une certaine appréhension.
— Restez ici, dit-elle d’une voix tranchante.
Ils murmurèrent. Bjorn resserra la prise sur son marteau, prêt à réagir, se méfiant de ce qui aurait pu surgir de ce caveau. Freydis murmurait des mots incompréhensibles sauf pour elle-même, tandis qu’Hjälmaren plissait les yeux, scrutant les ténèbres, essayant de deviner ce qu’elles dissimulaient.
Nyx pénétra en levant haut sa torche. La lumière hésitante lui révéla le contour du premier sarcophage. Celui où les disciples de sa mère avaient déposé le corps du Baron après l’embuscade qui lui avait été fatale. C’était ce sarcophage qui devait recevoir le corps de sa mère, sauf que l’histoire en avait décidé autrement. Ils avaient profité de la nuit pour récupérer le corps du grand soldat. Le cercueil de pierre était d’un noir insondable. Ses côtés étaient incrustés de motifs serpentins en or terni. Autour du sarcophage, un cercle d’inscriptions gravées dans la pierre irradiait une lueur rougeâtre, pulsant lentement comme un cœur endormi.
Nyx s’arrêta à quelques pas du cercle et tourna lentement la tête vers ses gardes.
— Ce que vous allez voir dépasse l’entendement et va mettre votre courage à l’épreuve.
Bjorn grogna une réponse indistincte, mais aucun d’eux ne recula. Ils savaient que la sorcière avait besoin d’eux, mais il était clair qu’ils n’étaient rien face à la puissance qu’elle invoquerait.
Nyx s’agenouilla au bord du cercle, posant une main sur la pierre, ses paroles gutturales et sinistres résonnant dans l’espace confiné. La lumière des torches vacilla, et une onde glaciale se répandit dans la crypte. Un rugissement lointain sembla s’élever du néant. Les runes rouges autour du sarcophage s’illuminèrent d’une intensité presque insoutenable, et une vibration sourde emplit la pièce, comme un battement de tambour lointain.
Le couvercle du sarcophage se mit à trembler. Un gémissement sourd monta des profondeurs, une plainte qui semblait venir de l’au-delà. Freydis sursauta malgré elle, et même Bjorn recula d’un pas. Hjalmar, lui, observait avec des yeux écarquillés, incapables de détourner le regard, seul Hakon restait immobile, figé.
Avec un fracas terrifiant, le couvercle du sarcophage s’ouvrit puis glissa, projetant une onde de choc qui éteignit la torche de Nyx. Une fumée noire s’échappa du tombeau, s’élevant en volutes épaisses, et une silhouette commença à se former au milieu des ténèbres. Elle grandit, prenant peu à peu une forme humaine, mais déformée, grotesque, comme si elle luttait pour se stabiliser.
Nyx tendit les mains en avant, vers l’ombre, et sa voix s’éleva, plus forte, emplie d’une autorité qui fit circuler un murmure parmi les Nordiques.
— Baron Noir, répondez à mon appel ! Par le sang versé de votre maître, par la promesse de vengeance laissée en suspens, je vous invoque et je vous ordonne de revenir.
L’ombre se tordit, un hurlement spectral emplissant l’air. Puis, lentement, elle se condensa juste devant le sarcophage, révélant un homme. Les quatre guerriers nordiques ne purent s’empêcher de reculer.
Il était grand, imposant, surhumain dans sa stature. Son armure, noire et corrodée, semblait encore imbibée du sang de ses ennemis, chaque pièce gravée de symboles menaçants. Une cape déchirée pendait de ses épaules, son tissu autrefois rouge désormais terni et taché. Son visage, émacié d’un blanc cadavérique, portait les marques indélébiles d’une vie de violence ; des cicatrices profondes traversaient sa joue et son front. Ses lèvres, fines et tordues, semblaient incapables de sourire. Mais c’étaient ses yeux qui frappaient comme un coup de massue, des orbites sombres, insondables où l’on devinait deux lueurs rouges incandescentes, brillant comme des braises, qui semblaient lire dans leurs âmes.
Ses mains, gantées de cuir noirci, reposaient sur la garde d’une épée massive, qu’il souleva lentement. L’arme, ornée de runes sinistres, semblait vibrer de sa propre volonté. Il planta le regard sur Nyx, ses yeux flamboyants s’arrêtant un instant sur le médaillon qu’elle tenait. Sa voix résonna, caverneuse, teintée de mépris.
— Quel est ce sortilège ? Qui vient là ?
Nyx soutint son regard sans ciller. Elle leva son amulette, un artefact gravé des mêmes runes que le sarcophage.
— Je suis Nyx, fille de celle que vous avez servie. Je vous rends à ce monde pour accomplir ce que vous avez laissé inachevé. Je sais que votre désir de vengeance vous donnera force et volonté.
Un rictus cruel déforma les traits du spectre.
— Nyx ? approche que je te vois.
Elle fit un pas en avant et soutint le regard de feu du Baron Noir.
— C’est bien toi, oui. Te voilà une très belle femme maintenant. Et qui sont ces hommes ?
Elle se retourna vers ses gardes qui se tenaient figés et livides, incapables de bouger. La tension était palpable, comme si l’ombre elle-même pesait sur leurs épaules.
— Ce sont quatre guerriers redoutables que j’ai attachés à mon service. Ils seront vos premiers lieutenants.
— Où est Eryssia, ta mère ?
Nyx inspira profondément.
— Lors du siège, le château est tombé et ils l’ont brûlée vive.
Le spectre resta silencieux.
— Et quels sont tes desseins ?
— Vastes, mais avant, nous devons constituer une armée et j’ai besoin de vous.

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