CHAPITRE 1 : Un procès inhabituel (1)

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L’esplanade du château d’Eguisheim avait été scindée en deux parties pour ce procès exceptionnel. Une haute estrade trônait au fond de la place, accolée à la façade. Derrière une longue table recouverte de velours écarlate, les juges, au nombre de quatre, siégeaient solennellement. Un peu à l'écart, un scribe se tenait prêt à consigner les moindres détails des débats. Gérard d’Eguisheim, en sa qualité de comte et sa fonction de gouverneur de la ville, se devait de participer au jury. Il se sentait étranger à cet endroit, et plus encore à ce qu'il considérait comme une étrange farce. Une angoisse sourde le rongeait, née du jour où le prélat lui avait annoncé la tenue de ce procès. Un procès en sorcellerie ? Jamais il n’avait entendu parler d’une telle chose. Il avait découvert avec étonnement l’investigateur Conrad Feldmann envoyé par les autorités supérieures de l’église de Strasbourg. Cet homme, inconnu de tous, dont on ignorait la véritable fonction, avait de quoi déstabiliser. Petit, chauve, le souffle court, un regard de fouine toujours en mouvement se dissimulait à moitié sous une broussaille de sourcils. Son teint rougeaud laissait soupçonner que ce triste personnage devait abuser du vin de messe.

Gérard soupira. Tout cela parce que je n’ai pas pu empêcher Héloïse et sa foutue bigoterie de laisser cette église prendre en main une bonne partie de la vie d’Eguisheim. Et on se retrouve là, à instruire un procès pour on ne sait quelle raison, à cette pauvre femme.

Effectivement, la vie à Eguisheim avait bien changé depuis deux décennies et surtout depuis que Héloïse avait été touchée par la foi. Dans un excès de dévotion, elle avait exigé la venue d’un prélat coopté par Strasbourg. Il n’y avait pas vu trop d’objections, compte tenu de l’état de déliquescence de leur couple. Il s’était dit qu’au moins, elle trouverait dans la religion une place où elle se cantonnerait. Mais, insidieusement, la pression du prélat, soutenu par Héloïse, pour faire adopter les prérogatives du culte, avait mis Gérard en porte à faux. Il avait dû signer des décrets seigneuriaux qu’il n’approuvait pas vraiment. Hélas, il ne s’était pas alors rendu compte de l'ampleur de la toile qu’ils tissaient autour de lui. Aujourd’hui, il en mesurait pleinement les conséquences.

Il y eut, entre autres, la restriction d’accès au site sacré du culte d’Yggra, qui déclencha un mécontentement populaire. Trop tard, toutefois, pour revenir en arrière. Le contrôle de l’Église chrétienne sur le fief d'Eguisheim était désormais bien établi, et Gérard se retrouvait piégé dans ce procès absurde qu’il ne souhaitait pas.

Il se désolait de voir la place noire de monde. La foule, maintenue par un cordon de gardes armés, semblait se délecter du spectacle à venir.

Isolée au pied de l’estrade, debout et attachée, encadrée par deux gardes, se tenait la prévenue, « Ebba, de grosse, la grande ». Mais que les habitants d’Eguisheim avaient vite surnommée « Hurehaxe », la sorcière prostituée. Ce sobriquet, aussi méprisant qu'injurieux, la conduisait aujourd’hui devant le tribunal.

La voix du prélat, Eberhard de Nordgau, sortit Gérard de ses réflexions.

— Comparait ce jour de l’an mille trois cent vingt-trois, quinze du mois de juin, la fem Ebba Rûgel dite « Ebba la grande » pour actes de sorcellerie.

— Wâss ? fit la prévenue, en levant un regard défiant.

Le bailli Foulques Grosshans intervint.

— La fem Rügel ne parle que le patois et ne comprend pas notre langue. Je peux traduire.

Il se tourna vers la prévenue et lui expliqua. Elle cria dans son patois natal et crachat vers les juges.

— Qu’on entende le premier témoin, dame Vogel, annonça le prélat avec un soupir.

Une femme d’âge mûr s’avança.

— Comprends-tu notre langue ?

Elle fit signe que oui, il l’invita à parler. Elle se tourna vers la foule, puis prit une profonde inspiration.

— Je dis que « Ebba la grande » ensorcelle nos hommes…

Un murmure parcourut l’auditoire.

— … elle fait des sorts ou des Liawesgedrank (philtres d’amours) pour les attirer et coucher. C’est arrivé à mon homme et je ne suis pas la seule, finit-elle avec un coup de menton et en haussant le ton.

Une vaste rumeur se diffusa dans l’assemblée.

— Peux-tu préciser les faits.

Elle sembla réfléchir.

— Mon homme ne rentrait plus après le travail des bêtes. Alors, à force, je l’ai cherché et je l’ai trouvé le cul à l’air sur cette… cette Haxe.

— C’était pas la première, cria quelqu’un dans la foule.

Un rire parcourut l’assistance.

— Mais pourquoi est-ce une sorcière ? demanda le prélat.

— Hé ben, mon homme avait un regard fou après, il ne me voyait plus et ne m’a plus jamais touchée…

— On le comprend ! reprit la voix.

Les rires reprirent de plus belle. Le prélat haussa le ton.

— Silence ! nous ne sommes pas à la foire.

Il attendit que le calme revienne et congédia la témoin.

— Voilà un témoignage plus que discutable, glissa-t-il à Gérard.

— Je vous rejoins totalement, c’est une farce !

— J’appelle dame Wirth, déclara le prélat.

La femme s’avança et le bailli expliqua qu’il allait devoir traduire. Il écouta le récit de l’intervenante et se tourna vers les juges.

— Elle dit être entrée un soir dans l’étable et qu’elle a trouvé son mari en train de… forniquer avec Ebba. Elle s'est interposée et a frappé Ebba qu’elle a chassé. Cette dernière aurait alors crié quelque chose d’incompréhensible et, le lendemain, la vache est tombée malade et est morte deux jours après. Elle est persuadée qu’Ebba a jeté un sort sur l’animal. Je peux compléter ces dires en précisant que Ebba Rügel est à Eguisheim depuis dix ans et qu’elle n’a cessé d’injurier les gens, de jeter des ordures dans des jardins et de souhaiter la mort de certaines personnes, dont le père Adrien qui est mort un mois plus tard.

Gérard intervint.

— Oui, bon, vous conviendrez que l’on est loin, ici, de sorcellerie ou je ne sais quoi, mais plutôt face à une femme au mauvais comportement et qui s’est sans doute attiré la haine populaire, ce qui l’a amenée ici. On peut même se demander si cette pauvre créature a toute sa tête.

L’investigateur Conrad Feldmann, silencieux jusqu’à présent, se leva.

— Nous allons bien voir, témoin suivant, annonça-t-il.

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