Un procès inhabituel (2)

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S’approcha un homme, un paysan sans doute, le regard fuyant.

— Nomme-toi.

— Olier Sieffert, j’suis saisonnier chez sire Guibert.

Le prélat l’invita à parler. L’individu jeta un regard furtif sur le jury, visiblement intimidé par l'assemblée.

— N’aie crainte, dit l’investigateur d’un ton rassurant.

— Ben voilà, c’était y’a deux mois, la lune pleine, ya. J’rev’nais de nuit parce que j’croyais qu’une bête mordait nos moutons. J’su passé au chêne blanc, dans l’pré du bas qui est juste avant la maison de la « Hure ».

Il s’interrompit, ce qui agaça visiblement l’investigateur.

— Viens aux faits.

Me paraît bien sûr de lui, se dit Gérard.

— Ben voilà, au moment où je passais devant sa maison, l’ai vu…

— Oui

— J’ai vu deux démons, des êtres immondes, avec une tête qui ressemblait à… à… à des chats, leurs yeux… oui, des chats.

Un murmure parcourut l’auditoire, incrédule. Les regards se croisaient, suspicieux, alors que certains commentaient déjà la déclaration d’Olier.

— Venaient-ils de la maison de Ebba Rügel ? demanda le prélat Eberhard.

— Oui et z’étaient… z’étaient nus.

Un brouhaha envahit la place, des murmures inarticulés, des exclamations de surprise. L’agitation monta crescendo, jusqu’à ce que le prélat peine à ramener le silence. L’investigateur, visiblement maître de la situation, intervint d’une voix forte pour imposer le calme.

— Il y a un moyen définitif d’être sûr si cette femme a cédé à la tentation du démon. Le grand prélat de Bâle a fait diffuser à l’intention des investigateurs, une ordonnance où il est mentionné, entre autres, qu’en cas de … fornication avec le diable, celui-ci marque la femme d’une ou plusieurs taches, des « sigillum diaboli ».

Mais qu’est-ce que c’est encore que cette histoire ? s’étonna Gérard. Cela ne présage rien de bon.

— Que proposez-vous alors ? demanda le prélat, visiblement déstabilisé.

La foule silencieuse attendait.

— Eh bien, le malin fait en sorte que ces taches soient cachées. Il faut donc que l’on déshabille cette femme et je vais la raser.

Un mouvement de stupeur se propagea dans la foule. Le prélat resta interloqué. Gérard n’en pouvait plus. Il se leva.

— Mais non ! en aucun cas, c’est humiliant. Monseigneur ! cria-t-il en se tournant vers le prélat.

Il était clair que ce dernier était plongé en pleine perplexité. Il regarda Gérard et haussa les épaules en signe d’impuissance. Gérard se souvenait très bien de cet échange où le prélat lui avait confié ses craintes de percevoir, depuis plusieurs années, la montée en puissance de cette partie répressive de l’église qui cherchait à augmenter son influence par ce biais. Les investigateurs prenaient de plus en plus d’importance et même lui, prélat d’Eguisheim, ne pouvait passer outre. Gérard en avait maintenant la confirmation. Le prélat fit un signe résigné à Conrad Feldmann.

— Soit ! faites.

Gérard écarta les bras de dépit et d’impuissance. Une fois de plus, il ressentait toute l’absurdité de cette situation.

L’investigateur avait fait venir de l’eau, du savon et une lame très aiguisée. Les gardes avaient ôté les vêtements de la malheureuse qui se débattait, crachait et insultait ses agresseurs.

Cette pauvre femme n’avait pas besoin de philtres ou de sortilèges pour séduire les maris, constata Gérard.

Malgré une propreté douteuse, pour son malheur, Ebba était effectivement une belle femme. L’investigateur demanda à ce qu’on la maintienne fermement, les jambes écartées. Il s’installa avec une délectation dérangeante face à sa toison touffue et entreprit de la mouiller et savonner abondamment, insistant plus que nécessaire.

Mais cet homme est un vrai vicieux, se dit Gérard.

Avec une application et un plaisir trop évident, l’investigateur passait lentement la lame sur toute la pilosité d’Ebba, y compris l’intérieur des cuisses qu’il caressa. Mal à l’aise, le prélat intervint.

— Si nous pouvions abréger, mon père.

Celui-ci sembla se ressaisir. Son visage cramoisi dégoulinait de sueur. Il fit un signe de tête et se pencha sur le sexe d’Ebba, il en écarta les bords. Elle rua comme elle pouvait, mais elle était tenue par quatre hommes. Il se retourna vers le jury.

— Regardez là, ces taches noires, le signe du diable. Ils y sont.

— Je pense que ça suffit ! cria Gérard qui s’était levé à nouveau.

L’investigateur se détourna d’Ebba qu’on reposa au sol.

— J’en ai fini.

Mais quel pervers ! s’insurgea Gérard en se rasseyant.

Le prélat dut, encore une fois, faire taire l’auditoire.

— Si la culpabilité de la fem Ebba Rügel est reconnue, quelle sentence ?

L’investigateur s’adressa à la foule.

— Je propose que la fem Rügel remonte nue la grand-rue, exposée à la foule jusqu’à la porte nord et qu’elle soit bannie. La sentence doit être appliquée immédiatement.

Gérard ne pouvait s’opposer à la sentence. Il se disait que, finalement, cette misérable s’en sortait plutôt bien. Après tout, au bout du compte, il était évident qu’elle ne pourrait plus jamais vivre à Eguisheim. Il n'y avait plus de place pour elle ici, après tout ce qui venait de se passer.

Les gardes arrachèrent la robe qu’Ebba serrait désespérément contre elle et la poussèrent brutalement vers la rue. Ils durent ouvrir un passage dans la foule compacte, mais celle-ci se refermait aussitôt derrière elle, prête à l’engloutir. Des bras s’étendaient parfois pour la frapper. Ebba, les larmes aux yeux, avançait en boitant, les bras serrés contre sa poitrine pour tenter de se protéger. Elle baissait la tête, subissant une pluie d’ordures, de pierres et de crachats. Les plus vindicatives parmi la foule étaient, bien entendu, les épouses trompées, celles qui se jetaient sur elle avec une violence sauvage, comme si leur propre malheur justifiait ce déchaînement.

Gérard observait, impuissant, une nouvelle fois, combien il était facile de jeter un bouc émissaire en pâture à la haine populaire. Il savait bien que plus de la moitié de ceux qui hurlaient et l’insultaient ne la connaissaient même pas. Ce spectacle de déchaînement l’attristait profondément. Il voyait dans ces visages grimaçant de rage une forme de lâcheté collective, une fuite dans la violence pour éviter de regarder la vérité en face. Ce qu’il était en train de vivre, ce qu’il voyait, le révoltait jusque dans ses entrailles.

Après un parcours interminable, la procession macabre atteignit la porte de la ville. Les gardes tinrent la foule à distance, la forçant à se replier. Ils rendirent à Ebba la robe souillée. Elle l’enfila avec une lenteur douloureuse, son corps marqué par les coups qu’elle avait reçus. Puis, sans un regard, elle se tourna vers la longue route qui serpentait entre les vignes. Pieds nus, boitant, elle avançait sans but, errant sans savoir où aller, comme une âme perdue.

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