CHAPITRE II : chez les charbonniers

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La bête

Le Derr (le Maigre), avait quitté le camp depuis un long moment. Il avait fallu tout le pouvoir persuasif de la « vieille » pour qu’il vienne ici, dans cette vallée, loin de tout, loin des hommes. Il devait lui rapporter des champignons particuliers que l’on ne trouvait que sur la grande crête ouest.

Il arriva devant une modeste cascade, un site plein de superstitions où se rendaient les couples en mal d’enfant. Le Bobelefels le leur donnait, au cœur de l'onde, s’ils étaient prêts. Le Maigre haussa les épaules. Que croire ? De toute façon, cela faisait bien longtemps que plus personne ne venait ici, tant ce lieu générait, désormais, beaucoup plus de frayeur que d’espoir. Durant la guerre, tout ce pan de vallée avait connu de telles atrocités qu’il restait maudit. Le fantôme du Baron Noir hantait encore les lieux. Machinalement, il tourna la tête vers le fond de la vallée, vers le col de Blusang, où se dressait le terrible château. Les habitants de la région étaient persuadés que les âmes torturées hantaient ces contrées. On dit que la roche elle-même boit le sang des blessés et que ce sang coule dans la sève des arbres tourmentés du col.

Il profita de l’eau claire et fraîche pour marquer une pause.

Jusqu’ici ça va, j’ai encore le temps, j’ai une petite faim moi.

Il se cala sur une pierre sèche et sortit de sa besace un beau morceau de pain et de fromage. Il regarda autour de lui tout en mastiquant et trouva le site plutôt plaisant et calme. L’air restait frais en cette fin Giamonir (mai), mais le temps se montrait clément. Une multitude de petits moucherons insignifiants circulaient à toute allure au ras de l’eau. Le contre-jour les allumait comme autant d’étincelles de lumière. Le doux murmure de la cascade apportait un sentiment de sérénité. Mais quelque chose d’indéfinissable maintenait le Derr sur ses gardes, l’empêchant de céder à l’indolence.

L’humidité demeurait palpable, la mousse recouvrait de son linceul toute chose inerte, rochers, troncs morts ou chemins oubliés, nivelant les reliefs.

Avec gourmandise, il extirpa de son sac un gâteau au miel que lui avait préparé la vieille. « Allez ! une petite réjouissance pour conjurer la peur », lui avait-elle dit. La peur, oui, elle se tenait tapie, tout autour, telle une sournoise qui guettait l’instant favorable pour s’insinuer en vous. « La peur c’est l’ultime obscénité, n’oublie jamais ça », lui avait-elle confié. Le Derr n'était pas bien sûr d’avoir compris ce que cela voulait dire. Mais jusqu’à maintenant, il avait réussi à repousser ses craintes.

Son gâteau terminé, il se leva et se désaltéra au ruisseau, jeta un œil inquiet vers le haut, sur le chemin à suivre. Il ramassa sa besace, l’ajusta au plus près de son corps et entreprit l’ascension. La pente s'annonçait raide et les cailloux roulaient sous les pieds. Le manteau moussu amortissait les sons et dissimulait les accidents de terrain. Ce n’était pas la difficulté de la montée qui le ralentissait, mais plutôt le sentiment de pénétrer dans une forêt schadig, mauvaise, pleine de zwaigeler prêts à vous voler votre âme. Certains sous-bois, disait-on, étaient recouverts par s’Irrkrüt, l’herbe qui vous prenait vos pas et vous faisait vous égarer à jamais dans ces forêts sombres et hostiles. La peur resserra légèrement son étau. Il frissonna malgré sa cape de laine épaisse, mais ce n’était pas de froid. Il préféra se concentrer sur ses pas.

Ah la vieille avec ses champignons !

Les sapins et les hêtres, ici, ne présentaient pas les formes habituelles. Leurs branches difformes, croches, cherchaient à vous agripper et vous retenir si vous les frôliez de trop près. Au fur et à mesure de la montée, elles se drapaient d’usnée qui les transformait en êtres inquiétants, habillés de guenilles, tels des Gaischt (fantômes). L’atmosphère devenait malsaine. Des filets d’air, se métamorphosant en murmures, glissaient sous l’humus et dans les frondaisons, comme s’ils cherchaient à l’appeler.

N’écoute pas, ce ne sont que des Seel vererra, des âmes perdues qui veulent t’attirer dans l’autre monde.

Et ces mouches qui ne cherchaient qu'à vous rentrer dans les oreilles, les yeux ou tout autre orifice. Sans compter leurs piqûres. Il dut se rattraper plusieurs fois, se retenant de justesse en jurant. L’humus devenait plus profond, plus sombre ; une odeur de pourriture lui saisit les narines. En franchissant une souche, il vit une trace d’ours relativement fraîche. Il hésita, mais se dit qu’il préférait peut-être avoir affaire à un être de chair et de sang qu’à d'r Täifel (démons).

Par la lumière blanche et par Yggra, qu’est-ce que j’fous là ? Il ne devrait pas être loin ce rocher. Ce foutu Haxafels (rochers aux sorcières). Les sorcières c’est sûr qu’elles, elles s’ront là.

Il était déjà venu une fois ici avec la vieille, pour cueillir des simples et d’autres plantes à remèdes ou à sorts. Et puis il y avait aussi ces fameuses Psilotes, ces champignons nécessaires pour communiquer avec les dieux ou les morts. C’était cela qu’elle lui avait demandé de rapporter. « Je ne suis plus en état d’y aller, toi oui. Tu les reconnaîtras quand tu les verras, ils sont d’un bleu intense, tu t’en souviens ? ». Pour sûr qu’il s’en souvenait, ces contrées lui avaient fait tellement peur qu’il s’était bien juré de ne plus jamais y remettre les pieds. Il faut dire que la vieille lui racontait les pires histoires. Soi-disant qu’il n’y avait que sur ces rochers que ces champignons offraient les meilleurs effets. On en trouvait partout pourtant, mais non, ça aurait été trop simple. Bon c’est vrai qu’ailleurs, ils montraient un bleu plutôt pâle. Elle devait avoir raison, de toute façon, elle avait toujours raison.

Il se rendit compte qu’il n’entendait plus le chant des oiseaux. Un silence lourd empâtait l’atmosphère. Le sous-bois s’était densifié, occultant la lumière. Il sursauta au cri aigre d’un cassenoix.

Tout accaparé par ses pensées, il fut surpris de se retrouver face à ce fameux rocher qui sembla surgir d’un coup, là, devant lui, comme par un sortilège. Droit, abrupt, le doigt des sorcières, disait-on. Il resta un moment à l’affût, mais non, aucune sorcière ne se montra. Heureusement que Fischer lui avait prêté ses chausses en laine avec les semelles renforcées. Il pouvait progresser dans le pierrier pour atteindre le pied de la falaise dont il gardait un vague souvenir.

Il entendit des pierres rouler en contrebas. Il se retourna, aux aguets, mais ne vit rien. Il eut le sentiment angoissant d’être observé.

Pas de sorcières ? Pas sûr !

Il reprit sa marche difficile. Il longea le rocher, mais ne vit aucun champignon. La journée était bien avancée et il craignait de rentrer trop tard et ça, non, pas question de rester ici lorsque les ombres s’allongeraient et laisseraient ressurgir leurs lots de mauvaises créatures. Par deux ou trois fois, il glissa et se rattrapa de justesse.

Mais… maintenant, il en était sûr, il avait entendu quelque chose, un bruit indéfinissable, inquiétant. Il scruta, mais ne distingua rien. La sueur commençait à lui couler dans le dos.

Allez d’r Derr, c’est pas le moment, y’a rien.

Et puis, bien caché dans un renfoncement, il les vit, un beau groupe de Psilotes d’un bleu intense, il y en avait assez pour satisfaire la vieille. Il se dépêcha de les enfourner dans sa besace et entama une descente prudente. Il stoppa ! Là, ce coup-ci, il avait nettement entendu une sorte de grognement. Ses jambes flageolèrent. En équilibre instable sur ces pierres, il se sentait vulnérable. Son cœur cognait contre sa poitrine. Il arriva en bas, se figea et resta à l’écoute. Il se mit à couvert. Maintenant, il percevait distinctement le bruit d’une bête qui remuait les feuillages des buissons. Elle semblait creuser la terre à grand renfort de coups de crocs qui s’entrechoquaient. Mais les sons qu'il entendait étaient répugnants, dégoûtants.

Un ours ? non, ce doit être un sanglier. Par la lumière blanche, un gros alors !

Il demeura caché autant par peur que par curiosité.

Je vais le laisser passer son chemin. Faut s’méfier de ces bêtes.

Il resta immobile, les fourrés bougèrent devant lui, il se tapit davantage. La bête sortit, mais là, ce que vit le maigre, le remplit de terreur, le tétanisa. Il recula le plus qu'il pouvait, doucement, en priant tous les dieux possibles pour ne pas être repéré.

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