CHAPITRE II : Flore et Thibaut

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La grande clairière, d’un cercle presque parfait, trouait l’immense couvert forestier. Au centre, trônait un énorme hêtre, un Ahnenbaum, un Arbre-Maître. Les hommes en avaient perdu la mémoire tant il était vieux. Ses branches majestueuses semblaient soutenir le ciel, disait-on, touchaient celles d'Yggra, dr'Urbaum, l'AZrbre-Monde, pour en tirer sa force et sa sagesse.

Le dernier village de la vallée se situait à une dizaine de lieues. Le reste appartenait au domaine exclusif de la forêt qui imposait un manteau dense, profond et occulte. Elle s'étendait uniformément sur le massif vosgien au-delà du regard humain. Elle n'était pas qu'une étendue d'arbres, elle était vivante et, pour ceux qui croyaient encore, elle était la demeure des murmures divins. Elle n’était parcourue que par des coureurs de bois, des braconniers ou des personnes en rupture avec la société. Elle demeurait le lieu de tous les fantasmes et croyances véhiculés par l’imaginaire populaire. Ces histoires perdaient leur poids dans les villes. Ici, en revanche, dans ces lieux reculés où la forêt dictait sa loi, les croyances vibraient encore dans chaque feuille agitée par le vent.

Sur le sol de la clairière, une herbe courte et feutrée offrait un doux tapis. Des flambeaux ponctuaient régulièrement la périphérie de la trouée forestière. Un vaste bassin, alimenté par une source sacrée, en occupait un côté. L'eau n'était pas ordinaire, elle provenait d'un veinage, une blessure sacrée ouverte par les racines du monde, et sa pureté était inaltérable. elle servait aux rites de purifications et de communion avec Yggra.

Le Wispergard, le « prêtre des murmures », se tenait au centre. Grand, longiligne, le visage émacié, il était impossible de lui donner un âge. Quatre femmes, des prêtresses depuis longtemps initiées aux rituels, l’assistaient. Tout le monde se présentait, habillé de blanc.

Cela faisait longtemps que Thibaut et Flore, immobiles, faisaient face à l’officiant. Celui-ci murmurait une interminable litanie, les yeux fermés. Au-dessus d’eux s’étalait l’imposante frondaison du hêtre sacré. Thibaut frissonna, il avait un peu froid, revêtu comme Flore, de sa seule tunique de lin écru et pieds nus, il se sentait vulnérable. Dans l'air flottait une tension douce, presque imperceptible, comme si la nature elle-même écoutait. L’herbe se révélait agréable aux pieds, mais fraîche. Le soleil baignait toute la scène d’une douce ambiance mordorée. Les cousins entamaient leurs danses nuptiales dans les rayons de lumière ; frêles insectes ailés qu’un simple courant d’air semblait pouvoir détruire. Fragiles comme les promesses du futur.

Thibaut restait impressionné par le rituel, il glissa un regard rapide vers sa bien-aimée et lui adressa un faible sourire qu’elle lui rendit. Il la trouvait particulièrement désirable avec son petit air transi, tellement vulnérable. Le contre-jour mettait le feu dans sa longue chevelure rousse. Les deux fossettes qui encadraient son sourire le faisaient craquer. Quant à ses yeux noisette, ils mélangeaient douceur et détermination. La lumière qui baignait le fin tissu révélait impudiquement son exquise silhouette avec ses seins pointus qui voulaient percer l'étoffe. Il sentit une bouffée de chaleur en la voyant ainsi à côté de lui, submergé par un amour absolu.

Il restait, malgré tout, très imprégné par la solennité de la cérémonie et ne devait pas en oublier l’enjeu. L’incantation d’Yggra, appelé par le Wispergard se prolongeait au-delà de ce qu’il avait supposé. Les psalmodies de l’officiant augmentèrent d’intensité. Il semblait s’adresser au hêtre.

Les dieux vont nous être favorables, il le faut. Est-ce qu’il y a eu des cas où Yggra a refusé le mariage ? se demandait Thibaut.

Ça non, il ne pourrait pas le supporter tant il aimait Flore. Il lui avait longtemps caché ses sentiments, mais, au fond de lui, il savait qu’il l’aimait depuis toujours et qu’elle serait celle qui partagerait sa vie.

La voix du Wispergard le ramena à l’instant présent.

— Flore et Thibaut, je vous demande de joindre vos mains.

Ils s’exécutèrent, il reçut les mains fraîches de son amoureuse. Elle sembla en apprécier la chaleur. Il ne la quittait pas des yeux. Elle frissonna, mais était-ce de froid ? Le prêtre entoura leurs poignets avec une chaînette en or. Il y posa ses mains fines et énonça à haute voix un rituel dans une langue que les tourtereaux ne comprenaient pas, puis appuya ses paumes sur chaque tête.

Yggra ! je te demande de porter un regard bienveillant sur ces deux êtres. Par

les quatre éléments, je jure qu’ils possèdent un cœur pur et sincère.

Il leva, enfin, les bras au ciel. Ce qu’il se passa alors saisit le couple. Un souffle d’air puissant parcourut le feuillage du hêtre séculaire et les enroba, faisant claquer leurs tuniques. Les flambeaux qui entouraient la clairière parurent prendre feu dans un grésillement presque terrifiant. Au cœur du vent qui semblait vouloir les emporter vers les nues, des murmures émanaient des racines profondes de l’Ahnenbaum, comme les voix des ancêtres s'approchant pour bénir leur union.

Alors, au cœur de ce vent mystérieux, Thibaut perçut autre chose, venant des entrailles mêmes de l'arbre, une voix chuchotait… son nom. Ce n'était qu'un murmure indistinct, comme si l’Ahnenbaum lui-même essayait de lui parler, de percer jusqu'à lui. Il regardait autour de lui, mais personne ne semblait réagir. Flore gardait les yeux fermés, absorbée dans la solennité du moment, et le prêtre restait impassible, concentré sur ses invocations. Le murmure s'intensifia un instant, chargé d'une signification qu'il ne comprenait pas entièrement, avant de s'évanouir. Thibaut frissonna, troublé. Avait-il rêvé, ou l'arbre s'était-il réellement adressé à lui ?

Le calme revint rapidement. Le prêtre, impassible, les fixa de ses yeux délavés. Il posa sa main sur l’écorce rugueuse de l’Ahnenbaum, comme s’il attendait un murmure. Puis, les branches se secouèrent légèrement, et il tourna son regard vers le couple avec un sourire énigmatique.

Yggra approuve votre union. Soyez bénis.

Thibaut dut prendre sur lui pour ne pas étreindre Flore. La retenue était de rigueur. Son cœur lui martelait la poitrine. Il la sentit défaillir sous le coup du bonheur qui les submergeait, sa respiration s’était accélérée ; elle lui serra fortement les mains. Les mots se montraient bien inutiles. Le prêtre qui semblait ignorer complètement l’émoi des deux tourtereaux continuait à psalmodier. Deux femmes apportèrent des couronnes de lierre. Une avec les fruits rouges du houx pour Flore ; elle évoquait les saignements de la femme et sa fécondité. Une avec les fruits blancs du gui pour Thibaut, signe d’une riche semence. Le druide les posa sur leurs têtes respectives.

— Il est temps maintenant de vous présenter vos vœux respectifs.

Flore et Thibaut se placèrent face à face et se reprirent les mains. Les yeux dans les yeux, ils récitèrent le texte sacré de l’engagement.

— Vor Yggra un sine Wurzle, i stelle unser Wunsch vor di Göttlecher. Möge s Läbe üsi Bund geprüft un d'Natur uns gueti Zeichen gebe. I schwör Respekt fir dich, un dass mir zäme nach de Wäg luege, wo vor uns ligt.

(Devant Yggra et ses racines, je présente notre souhait aux divinités. Que la vie teste notre lien et que la nature nous donne de bons présages. Je te promets de te respecter et de chercher avec toi les chemins qui s’ouvrent devant nous.)

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