CHAPITRE II : Flore et Thibaut (fin)
Sans se lâcher les mains, ils coururent avec des rires, tout à leur bonheur. Ils traversèrent la rivière pourtant bien plus fraîche que le bassin, provocant l'éclosion d’une nuée d’éphémères. Il leur fallait remonter au camp d’été. Avant de s’engager sous les arbres, Flore se tourna vers Thibaut, elle le regarda intensément. Elle se tint immobile face à lui. Elle attendait, tout son corps vibrant d’une impatience qu’elle nourrissait depuis si longtemps. Ses yeux mi-clos, elle se tenait là, suspendue à cet instant. Thibaut comprit et se pencha doucement ; ses lèvres effleurèrent celles de Flore. Elle ne put résister et lui rendit un baiser très appuyé en l’enlaçant fortement, Thibaut la serra contre lui.
Ils semblaient se diluer dans cette seconde sublime du premier baiser. Le temps resta suspendu, le monde autour n’existait plus. Ils se sentaient incapables de se séparer. Ce baiser raviva la passion qu’ils arrivaient difficilement à maîtriser. Ils s'écartèrent à regret, et baissèrent les yeux, laissant leurs respirations se calmer. Ils se prirent la main et s’engagèrent sur le sentier étroit qui les conduisit vers l’ombre épaisse de la forêt. La montée s’accentua dès le départ, mais leur jeunesse et leur bonheur effaçait la fatigue. À mi-pente, ils débouchèrent sur une petite clairière tapissée de myrtilliers.
Flore s’assit sur un tronc couché et fit signe à Thibaut de venir à côté d’elle. Elle ouvrit son sac de toile.
— C’est le moment de manger notre crêpe.
Elle sortit un étui de tissu fin, ciré, qu’elle déroula et découvrit deux belles galettes épaisses, enroulées. Elle en tendit une à Thibaut.
— Tiens ! c’est ma mère qui les a faites, il y a du lait fermenté avec du miel.
— Magnifique, une belle surprise !
— C’est un jour spécial.
Ils mangèrent avec gourmandise. Flore ne pouvait s’empêcher de regarder son futur époux. Il se tenait de profil, le nez aquilin, le menton volontaire avec une fossette, ce qui contribuait sûrement à son côté séducteur. Mais nul doute que ses yeux bleu clair y étaient aussi pour quelque chose. Son visage s’encadrait dans une superbe chevelure blonde, généreuse et légèrement ondulée. Elle savait qu’elle ne se trompait pas en le choisissant. Lorsqu’elle en avait parlé à ses parents, ils avaient tout de suite approuvé. Thibaut était apprécié dans la communauté des charbonniers, malgré son jeune âge. Il se montrait dur à la tâche, et disponible en cas de besoins. Mais lui, était-il attiré par elle ? Cette question l’avait longtemps taraudée. En fait, aussi loin qu’elle s’en souvenait, elle avait toujours éprouvé une affection profonde pour lui. Gamins déjà, ils furent rapidement inséparables. Au fur et à mesure qu’ils grandissaient, Thibaut devenant homme, ses sentiments d’amitié avaient évolué vers d'autres sensations qu’elle avait bien vite identifiées. Elle ressentait ce lien indéfectible qui s’était créé entre eux, mais ce lien allait-il jusqu’à l’amour ? Elle se souviendrait à jamais de ce soir d’automne où elle lui avait demandé de devenir son mari. Il l’avait regardé longuement, dans un silence insupportable, puis s’était agenouillé pour lui prendre les mains.
— Flore, ma douce, oh oui, je le veux, je le sais depuis longtemps.
Thibaut la sortit de sa rêverie.
— Ta mère nous a gâtés.
Elle inspira profondément, consciente que ce qu’elle allait lui dire n’était pas facile. Elle retournait ses mots dans sa tête depuis de longs mois, redoutant cet instant, mais le moment était venu.
— Tu sais mon amour, je pense à l’avenir, aux enfants qu’on va avoir et à la vie qu’on va leur offrir.
Elle fit une pause.
— Je ne veux pas que nos enfants soient charbonniers.
Elle observa la réaction de Thibaut. Tout d’abord, il parut perdu dans ses pensées, puis il prit une profonde respiration. Il fronça les sourcils.
— Pourquoi, tu trouves que ce n’est pas un métier digne ?
La douceur de sa voix ne cachait pas une pointe de doute. Flore redouta un instant de l'avoir blessé.
— Bien sûr, je respecte énormément tout ce qu’ont construit nos parents, nos arrière-grands-parents et tous nos ancêtres, mais…
Thibaut restait silencieux, les yeux plissés, comme pour saisir l'essentiel. Elle inspira à nouveau, hésitante.
— Mais c’est un métier rude, utile bien sûr, mais regarde ; on vit la moitié de l’année dans un camp temporaire avec des conditions précaires et, pour la mauvaise saison, nous devons retourner à Dànn. Nous ne sommes jamais vraiment chez nous. Tout ça pour des gains de misère.
Elle s’interrompit, guettant sa réaction. Il resta silencieux durant un moment qui lui sembla interminable. Elle décelait en lui une perplexité qui la déstabilisait, et finit par craindre qu'il ne se braque. Enfin, il rompit le silence.
— Et à quoi penses-tu, alors ?
Elle se tordit les doigts, ne sachant pas comment Thibaut allait apprécier ses suggestions.
— Hé bien… Tu sais, Marianne la mercière…
— Oui, je vois, vous avez l’air de bien vous entendre.
— Elle veut bien me prendre dans son échoppe. Elle nous propose de travailler avec elle. Cela nous permettrait de nous installer en ville. La vie y est meilleure.
Thibaut ne répondit pas tout de suite. Elle attendit, le cœur battant. Il semblait réfléchir profondément, sans que rien ne transparaisse dans son regard. Enfin, il leva les yeux et la fixa droit dans les siens.
— Je dois admettre que tu as raison pour notre vie ; c’est vrai, c’est dur. Ta proposition semble tentante, mais moi là-dedans ?
Elle se rapprocha et lui saisit les mains avec une tendresse rassurante. Il baissa les yeux.
— Tu es plein de ressources, elle a besoin de quelqu’un pour transporter les marchandises, aller les chercher, assez loin parfois, agencer les étals. Enfin, plein de choses à faire, elle a donné son accord.
— Mais… et nos parents, ils comptent sur nous pour les aider à l’ouvrage ! Comment leur expliquer cela ?
Elle serra doucement ses mains, l'amenant à relever la tête.
— J’en ai déjà parlé à la maison et ils sont plutôt favorables. Ils trouvent aussi que nous devrions avoir un meilleur avenir en ville. Maintenant… pour les tiens c’est moins facile, je le sais bien, mais ils sont bienveillants, je suis sûr qu’ils comprendront. De toute façon, nous resterons au camp pour cet été, ensuite… on verra.
Elle se tut, ne le quittant pas du regard. Le silence n’était troublé que par le chant pur du merle à plastron et le vent qui faisait frémir les ramures des grands sapins. Affectueusement, elle essuya du doigt un peu de lait sur les lèvres de Thibaut et le porta à sa bouche. Il resserra ses mains sur les siennes, semblant les contempler, puis il redressa la tête.
— Je ne veux qu’une chose, ma belle, c’est vivre avec toi jusqu’à la fin de nos jours. Je sais que tu es pleine d’énergie et les idées ne manquent pas. Tant que nous sommes ensemble, rien ne nous résistera.
Elle sentit un poids immense se libérer de sa poitrine. Elle se jeta dans ses bras et enfouit son visage dans l’abondante chevelure de Thibaut. Elle ne put retenir ses larmes.
— Je te jure que nous serons heureux et je te ferai plein de jolis enfants.
Ils reprirent leurs esprits et se remirent en route. Ils couvrirent le reste du chemin en silence, échangeant de nombreux regards et des sourires. Le soleil commençait à basculer derrière la grande crête de l’Ouest lorsqu’ils arrivèrent au camp.

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