CHAPITRE 3 : Dans la belle ville de Dànn

4 minutes de lecture

La taverne du chat noir

L’intérieur de la taverne du chat noir restait encore plongé dans la pénombre du matin et l’on devinait à peine les tables uniquement éclairées par une simple bougie ou une lanterne fatiguée pour les plus grandes. Une légère odeur persistante de bière froide et d’humidité accueillait toute personne entrant dans la salle. Pour une raison depuis longtemps oubliée, l’estaminet occupait une ancienne dépendance de la collégiale voisine. Ses lourdes voûtes de pierres lui conféraient une impression singulière de convivialité, un havre où les habitants de Dànn se retrouvaient quotidiennement. Outre l’aspect accueillant de l’endroit, on y proposait peut-être la meilleure bière de la ville, très loin du gruit que servaient d’autres établissements.

Cependant, cette convivialité apparente se heurtait à la nature peu engageante de son tenancier. Le Muff (le taciturne), cet homme bourru, portait à merveille son surnom. Toujours semblant agacé par les requêtes de ses clients, ce qui était assez paradoxal pour un tavernier. Son imposante carrure et immense barbe noire ne donnait envie à personne de s’en plaindre. Mais, si l’on se pressait chez le Muff, outre son excellente bière, c’était également pour sa cuisine. Celle-ci était du ressort exclusif de Mariotte. On ne savait où le Muff avait dégotté une telle perle et encore moins comment il l’avait attachée à son service. D'autant plus qu’il y avait une dame Muff, épouse du tenancier, qui s’occupait principalement de l’intendance, mais surveillait attentivement les allées et venues de ladite cuisinière. Son allure perpétuellement aux aguets lui donnait l’air d’une vieille chouette s’accrochant à sa branche. Cette impression se trouvait renforcée par les contorsions du cou qu’elle effectuait pour suivre les allées et venues de Mariotte. Tout cela sans quitter son perchoir.

Mariotte était une des rares personnes capables d’interpeller le Muff et même de le remettre à sa place. Ceci au grand étonnement des visiteurs ; d’autant plus, que l’épouse ne semblait pas bénéficier de cette marge de manœuvre. Ce « triumvirat » se retrouvait à l’origine de nombreuses histoires, ragots et supputations qui alimentaient largement les commérages dans tout le quartier, et même dans toute la ville.

Hélas, les enfants, deux garçons et une fille, ne jouissaient pas de la même mansuétude de la part du père et ne trouvaient pas beaucoup de réconfort chez leur mère. Heureusement, Mariotte, autant que faire se peut, leur apportait une protection contre les excès du père, elle les appelait affectueusement « ses moineaux ». Levés à l’aube et couchés après les adultes, ils semblaient corvéables à merci. Même la cadette, Musine, tout juste âgée de neuf ans, trimait à longueur de journée pour nettoyer l’établissement. Les taloches pleuvaient autant que la grêle lors des orages d’été. Les deux garçons étaient assignés au service et passaient leur journée à courir, transportant des charges parfois à la limite de leur capacité. L’idée du corvéable à merci commençait à s’effriter chez l’aîné. Lorsque l’on est un jeune adolescent de treize ans, la notion d’injustice prend progressivement du sens et Jehan se rebellait de plus en plus souvent contre son père, ce qui, pour le moment, ne faisait que renforcer les coups, mais également la détermination du gamin à quitter cet enfer dès que possible. Il voulait également abriter Musine et Rolf, son petit frère deux ans plus jeune, des excès du père. La vue de ces enfants se démenant entre les tables et la cuisine en amusait certains, mais attirait surtout des regards de pitié. On se gardait bien, malgré tout, de faire quelques remarques que ce soit au Muff. Seule Mariotte semblait tenir la barque à flot, un rempart fragile, mais essentiel pour protéger cette pauvre jeunesse.

Malgré l’heure très matinale, Musine était déjà occupée à nettoyer des traces de vomissures sous une table. La taverne recevait ses premiers clients de la journée. La grande table centrale accueillait le groupe habituel des ouvriers qui œuvraient à la restauration d’une aile de la collégiale. Maçons, mortelliers, tailleurs de pierres se mélangeaient dans une cacophonie joyeuse et bruyante. Leurs repas composés de larges tranches de pain grillées dans le saindoux, assorties de généreuses portions de lard, étaient pris en charge par le collège des chanoines. Ils ne se privaient pas, le tout étant amplement arrosé de bière. Jehan et Rolf peinaient à suivre le service. Un jeune appareilleur, Théo, encore apprenti, supportait mal ce spectacle et effectuait quelques aller et retour entre la table et la cuisine de Mariotte pour soulager les deux gamins. Les yeux doux que lui adressait Mariotte participaient aussi à ce petit manège, ce qui n’avait pas échappé à ses compagnons. Les sarcasmes couraient autour de la table.

— Théo, quand même, à ton âge ! t’intéresser aux vieilles ! lui dit Torn, le chef maçon.

Mais cette remarque lancée au milieu d’un silence dans le brouhaha général parvint aux oreilles de l’intéressée. Torn ne vit pas arriver la charge tout droit sortie de la cuisine et Mariotte se planta devant lui, la cuillère de bois levée. Le reste de la tablée regarda la scène avec amusement, attendant la suite.

— Dis donc toi le « vieux ». Tu veux continuer à manger ici et sainement ?

Torn ne savait quoi dire, hésitant sur la suite des événements.

— Parce que les « vieilles », elles ont plus d’un tour dans leur sac et je pourrais bien mettre dans ton écuelle, un petit supplément qui te la rende aussi molle qu’une vieille chausse et pour le reste de tes jours !

Elle continuait à le fixer dans les yeux. Le groupe retenait son souffle, car Torn n’était pas du genre à se laisser impressionner.

— Mouais, si tant est qu’elle ait déjà servi ! lui planta Mariotte.

Elle fit demi-tour pour rejoindre sa cuisine dans l’hilarité générale, vite interrompue par le regard incendiaire de Torn. Une scène de plus qui viendrait alimenter la légende de Mariotte. Rares étaient les clients, sauf les étrangers où les inconscients, qui osaient la défier et il y avait fort à parier que le chef maçon n’y reviendrait pas de sitôt.

Le Muff, arrivé à ce moment, vint leur annoncer qu’il leur envoyait une tournée de bière gratuite pour clore l’incident, mais se garda bien de faire un reproche à Mariotte.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Bufo ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0