CHAPITRE III : la taverne du chat noir (suite)
À l’écart de tout ce groupe bruyant, dans un coin de la salle, deux hommes conversaient à voix basse. Garin Heyer se tenait face à maître Blenner. Il n’aimait pas cet homme et se sentait profondément humilié d’être son obligé. Mais la vie l’avait saisi à la gorge. Il restait conscient des mauvais choix qui l’avaient mené ici, aujourd’hui, devant cet usurier. Son commerce arrivait à la limite de la faillite.
Maître Blenner, taillandier de profession, avait su largement faire fructifier son activité et amasser une petite fortune. À Dànn, il représentait le recours lors de telles mésaventures, bien qu’il pratiquât des taux d’usure prohibitifs. Ainsi prospérait-il sur le désarroi des personnes qui voyaient en lui leur dernier espoir.
Garin traitait avec cet homme, la mort dans l’âme, car il savait bien au fond de lui-même que l’argent prêté par maître Blenner ne lui apporterait qu’un sursis et il y avait fort à parier que son échoppe rejoindrait bientôt la longue liste des boutiques dont était propriétaire maître Blenner.
La taverne représentait l’endroit idéal pour ce genre de transaction. Il était difficile pour le drapier de faire venir son usurier chez lui. Il fallait éviter le regard des voisins et surtout de sa femme, Adélaïde qui n’était pas du tout au courant des soucis financiers de son époux. De quinze ans plus jeune, elle adorait les riches toilettes et beaux bijoux, ce qui avait sans doute contribué à aggraver la situation, mais en partie seulement. Les activités commerciales de Garin Heyer n’étaient pas bonnes pour de multiples raisons. Il n’avait pas senti la mode changer et même le monde changer. Ses tissus ne correspondant plus aux demandes du moment. Il restait sur des fournisseurs locaux alors que, désormais, les belles étoffes venaient de l’autre côté des Vosges, de Reinz, la grande ville des rois. Le commerce des laines y était prospère et de nouvelles techniques avaient vu le jour, procurant des tissus toujours plus luxueux. De plus, Garin ne pouvait rien refuser à sa femme qui avait tous les attributs et le talent nécessaire pour le tenir enchaîné.
Il vit l’usurier sortir un papier recouvert d’une écriture serrée.
— Tenez, monsieur Heyer, voici l’acte de prêt. J’y ai mis ce dont nous avons convenu. Je vous prête cent écus or au taux de dix pour cent. Remboursable chaque jour de la Sainte-Catherine sur sept ans. Je vous fais grâce de cette année, bien sûr. Si vous ne parvenez pas à tenir cet engagement, il faudra que vous me cédiez votre boutique pour un équivalent des sommes restant dues. Voilà, vous pouvez relire, prenez votre temps.
Garin reçut le parchemin, la main tremblante. Une sueur glacée lui coulait dans le dos. Le relire ? Pourquoi ? Son sort était scellé. Ce bougre allait avoir son commerce pour une bouchée de pain. Tout était effectivement bien expliqué et annoté sur le papier. Il prit la plume de l’encrier que lui tendait maître Blenner et signa avec la main hésitante d’un condamné à mort.
— Parfait ! commenta celui-ci en reprenant ses affaires. Nous sommes donc d’accord. Un coursier va déposer la cassette chez vous, en début d’après-midi.
Il se leva.
— Je vous laisse, je prends les boissons à ma charge, vous pouvez reprendre du vin, finit-il en lui posant une main sur l’épaule. Adieu, monsieur Heyer, et bonjour à votre femme.
Garin Heyer fit signe au gamin qui passait et ne vit pas le petit sourire satisfait de maître Blenner qui s’éloignait. Ses épaules s’affaissèrent. Il pensa à Adélaïde, à cette décision désespérée, qu’il avait prise pour la garder encore. Elle était son soleil, sa respiration. Son corps aux courbes parfaites, la grâce de son maintien, toute image d’elle étaient source de souffrance. Il fut momentanément distrait par des éclats de voix provenant de la table des ouvriers de la collégiale.
Les tailleurs de pierres se lançaient un défi à qui serait le plus rapide dans la taille aujourd’hui. Torn intervint.
— Bande d’innocents. Vous ne trouvez pas qu’on nous en demande assez comme ça qu’il vous faille en rajouter ; alors je vous le dis ; faites votre labeur, pas plus et bien et ce sera parfait.
Des murmures accueillirent sa remarque, vite interrompus par l’entrée du chanoine-intendant Célestin. Ils se levèrent pendant que le chanoine se dirigeait vers le Muff.
— Mon père, ce matin, ils ont ripaillé un peu plus que prévu.
Le regard du père Célestin ne laissait rien paraître.
— Voici les dix deniers par ouvrier comme établi. En ce qui concerne les excédents, ce sera retenu sur leurs soldes.
Il sortit sans plus de commentaire en suivant le groupe d’ouvriers. La collégiale n’était qu’à une centaine de pas de là. Le silence tomba sur la salle, laissant Garin Heyer à sa solitude.
Fulbert Courtecuisse, colporteur de son état, descendit de l’étage. Il s’installa face à une petite table. Le Muff vint à lui.
— Alors, la nuit a été réparatrice ?
— Alors, ça, non. Vous avez de sacrés personnages chez vous ! Il y a visiblement une donzelle qui s’en est pris par tous les orifices cette nuit si j’en juge par les cris qu’elle faisait. En tout cas, un sacré gaillard, le gars, car le calme n’est venu que minuit largement sonné à la collégiale.
— Ah oui, c’est Ancelin. C’est vrai qu’il a la santé. Hier soir il avait pris de l’hypocras fabriqué chez un vigneron que je connais bien. C’est, disons, un spécial, très fort en gingembre et autres plantes très épicées si vous voyez ce que je veux dire, finit-il avec un clin d’œil.
— Eh bien, la prochaine fois, rappelez-moi de prendre le même. Bon, encore faudra-t-il que je trouve une victime.
— Pour ça, pas de souci, je vous trouverais ça. Bon en attendant, que voulez-vous ?
— Un bon gruau avec du miel, vous avez ça ? et du vin clair.
— On va vous trouver ça, Mariotte fait des miracles.

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