Chapitre IV : Le camp des charbonniers

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Le retour au camp

Le camp d’été chez les charbonniers était, par essence, provisoire et ne durait que le temps de la production du charbon de bois, de Giamonir (mai) à Cantros (octobre). Le camp de la grande crête, celui de la communauté de Flore et de Thibaut, jouissait du privilège exceptionnel de perdurer pendant plusieurs années, car établi sur un vaste ressaut de la pente, juste sous le plus haut sommet de la crête est. De là ils pouvaient exploiter de larges surfaces de forêt sans avoir à subir trop de déclivité. La forêt recelait assez de ressource aux alentours pour tirer profit de ce secteur sur plusieurs saisons. Ils avaient pu ériger un camp plus confortable qu’ils retrouvaient chaque printemps depuis quatre ans maintenant. La fête de Beltaine (1er mai) ouvrait la saison et ils gagnaient leur camp juste après. Si l’hiver ne poussait pas sa corne trop tôt, ils pouvaient espérer rester jusqu’à la fête de Samain tout à la fin de Cantros. Bien sûr, ce confort montrait des limites et de retour au printemps, il était nécessaire de réparer les dégâts de l’hiver, variables selon les quantités de neige.

Le camp s’organisait autour d’une dizaine de cabanes irrégulièrement disposées en cercle sur une esplanade. Chacune était unique, reflet du zèle, de la débrouillardise, et des talents de son bâtisseur. La plupart des murs, faits de torchis et de branches dégrossies, se dressaient tant bien que mal. Mais c’était surtout dans les toits que s’exprimait l’ingéniosité. On voyait de tout, de l’écorce qui brunissait sous le soleil, de la mousse épaisse, mais spongieuse après les pluies, et du chaume, bien plus résistant, qui témoignait d’un savoir-faire ancien. Malgré les limites évidentes de leurs abris, l’entraide était de mise ; même la famille la plus modeste trouvait de quoi loger décemment.

Une seule cabane dérogeait à la règle tacite d’entraide et de maintien des habitations, celle de Thalia, la vieille chamane du camp. Sa cabane, tapie à la lisière du cercle principal, semblait tenir debout par miracle, comme si un souffle trop fort du vent pouvait la faire s’écrouler. Les murs, ternis et fissurés, s’ornaient de symboles peints et gravés, des signes anciens dont personne n’aurait osé demander la signification. Le toit, couvert d’écorces entrelacées de mousse sombre, paraissait offrir plus d'ombre que de réelle protection contre la pluie.

Mais ce n’était pas seulement sa fragilité apparente qui retenait les autres à distance. La cabane de Thalia recelait des mystères que nul n’aurait osé déranger. À travers les fentes des murs, les enfants du camp, fascinés, mais inquiets, apercevaient parfois des objets étranges, des ossements suspendus à des cordelettes, des sachets d’herbes séchées aux parfums âcres, des pots en terre aux teintes sombres, remplis de mixtures inconnues. On disait qu’elle conservait dans une boîte de bois poli quelques fioles aux liquides écarlates, et qu’à la lueur du crépuscule, elle chuchotait à voix basse des incantations que seuls les arbres voisins semblaient entendre.

Bien que beaucoup, au fil des saisons, aient voulu reconstruire pour elle une cabane plus solide, aucun n’osait la contredire ouvertement. La chamane n’aimait pas que l’on trouble son domaine, et tous respectaient son besoin d’isolement, murmurant que, peut-être, sa cabane bancale et fragile puisait en réalité sa force dans les esprits de la forêt elle-même. Personne, ni homme ni femme, n’aurait osé déplacer un seul de ses objets, de peur d’enclencher des maléfices silencieux qui hanteraient les nuits d’hiver.

Ainsi, le camp entier s’accordait à laisser en paix l’habitation branlante de la vieille, la chamane que même les plus jeunes désignaient en baissant instinctivement la voix. Sa présence était une bénédiction, murmurait-on, mais une bénédiction qu’il valait mieux ne pas contrarier.

Flore et Thibaut s'arrêtèrent à l'entrée du camp, reprenant leur souffle et observant le panorama familier qui s'étendait devant eux. Les cabanes, aux toits irréguliers et aux murs de fortune, paraissaient plongées dans une quiétude bienveillante. Une brume légère flottait encore dans l'air du soir, adoucissant les contours de chaque abri, comme un voile de bénédiction enveloppant ce lieu de vie. Un calme apaisant semblait dominer le camp, un silence si profond qu’on eût dit que la forêt elle-même les accueillait.

Ce fut la plus jeune des sœurs de Thibaut qui vit le couple en premier. Elle se précipita dans les bras de son frère et puis détala de toutes ses petites jambes vers le camp. Sa chèvre préférée, attachée par une simple ficelle, cabriolait derrière elle.

— Ils sont là, les voilà, sont revenus !

Lia Bergmann, la mère de Flore, apparut devant la porte de la cabane et puis, petit à petit, ce fut tout le camp qui se tint immobile pour observer l’arrivée du couple. Thibaut sentit une étrange chaleur s’éveiller en lui, comme si cet accueil bienveillant, la lumière douce de la fin du jour, et la présence silencieuse de la forêt marquaient quelque chose de grand, d’invisible, qui les dépassait. Il leva les yeux vers les cimes, qui bruissaient à peine sous la caresse du vent, puis balaya du regard le cercle de visages attentifs. Alors, avec une voix empreinte de fierté et de gratitude, il déclara solennellement.

— Les dieux sont favorables.

Ses mots résonnèrent dans le silence respectueux du camp, comme un écho sacré qui s’enroulait autour de chacun d’eux.

Lia et Bella, les deux mères, s’avancèrent et ils s’enlacèrent mutuellement. Puis tout le camp fit cercle autour d’eux, même ce butor de Henki (le boiteux) affichait un sourire. Finalement, les deux familles des amoureux, les Waldener et les Bergmann, se dirigèrent dans la cabane de ces derniers qui se montrait, sans aucun doute, la plus spacieuse du camp. La jeunesse ponctuait la liesse de cris et de bonds désordonnés.

— Allez, nous fêterons ça ce soir, en attendant, il faut finir la plateforme, déclama Hans Steinmann.

D’un naturel posé et déterminé, Hans Steinmann s’était imposé comme chef plus par respect que par autorité. Dans une communauté aussi autonome que celle des charbonniers, la notion de chef restait floue, mais un homme de sa trempe était nécessaire pour diriger l’élaboration des meules, surveiller leur combustion et garantir la sécurité de tous. Ses mots suffirent pour que la moitié des hommes s’écartent, rejoignant un point de la forêt situé à quelques minutes de marche du camp où le sol, légèrement en pente, devait être soigneusement aplani. Une meule de charbon, sans une plateforme parfaitement plane, risquait de s’effondrer et de couler, de laisser le feu s’échapper, mettant ainsi en péril la précieuse production de bois noir. Veiller à cette horizontalité relevait de la prérogative de Steinmann. Il s’efforçait d’initier Guer, son frère de six ans plus jeune, afin que, plus tard, il puisse prétendre à une place importante au sein du groupe.

— Guer, viens par ici, ordonna Hans, adressant un signe à son jeune frère. Observe bien, ce sera à toi de superviser tout cela un jour, ajouta-t-il en désignant la plateforme en cours de nivellement.

Ils prenaient soin de créer un espace large de sept à huit coudées en creusant et en tassant la terre avec une minutie qui contrastait avec le travail rude du reste du camp. Guer regardait avec admiration son aîné, conscient que cette transmission d’un savoir séculaire lui ouvrait les portes d’une responsabilité importante pour l’avenir de la communauté. À travers les arbres, le soleil descendait doucement, projetant une lumière dorée sur le sol frais de la forêt. Dans l’air flottait une odeur de terre humide et de bois coupé, promesse de la moisson de charbon à venir.

Pendant ce temps, à l’intérieur de la cabane des Bergmann, la chaleur des braseros et les senteurs de bouillie d’herbes, de saucisses fumées et de pain rassis donnaient au lieu une atmosphère réconfortante et familière. Les anciens et les jeunes s’assirent côte à côte, partageant cette parenthèse de convivialité.

La soirée promettait d’être festive. Lia Bergmann préparait déjà des galettes et des bouillons aux herbes pour marquer la célébration. Chacun savait que, ce soir, ils partageraient bien plus qu’un repas : des récits des ancêtres, des chants, et peut-être même des danses sous le ciel étoilé, autant de rites qui soudaient la communauté et réaffirmaient le lien sacré des charbonniers avec la forêt.

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