CHAPITRE IV : le retour du Derr
Tout le monde avait trouvé plus ou moins facilement une place pour s’asseoir dans la cabane des Bergmann. Flore regarda avec un immense bonheur les personnes en face d’elle. Ils représentaient ce qu’elle avait de plus cher sur cette Terre. La vieille s’était jointe au groupe familial. La lumière rasante de la petite ouverture accentuait les multiples rides de son visage. Dans cette lumière presque spectrale, Thalia paraissait encore plus lointaine, les yeux luisants de savoirs inaccessibles.
— Mes enfants, que vous a dit exactement le Wispergard ? demanda-t-elle.
— Rien d’autre que l’acquiescement des dieux, répondit Flore. Et que la date de mariage devait avoir lieu pour Mabon.
Un murmure suivit cette annonce. La vieille sourit. Flore la questionna.
— Pourquoi ris-tu, Thalia ?
— Tu sais bien que, moi aussi je peux interroger les dieux et j’avais également perçu les bons présages sur votre union. D’ailleurs, vous l’avez sans doute remarqué, personne n’a été surpris par la réponse du prêtre.
Malgré ses mots rassurants, Flore surprit une ombre voilant le regard de la vieille, et ce sourire qui s’effaça trop vite, comme une lueur que l’on tente de cacher. Elle scruta son entourage, constatant que personne d’autre ne semblait avoir perçu ce moment de trouble. Thibaut, absorbé par une conversation animée avec son père et son futur beau-père, riait aux éclats. Seule face au regard fuyant de Thalia, Flore sentit une inquiétude froide s’insinuer en elle, un pressentiment qui menaçait de grandir. Elle se tourna vers Thalia et la fixa. Celle-ci détourna le regard renforçant l’inquiétude de Flore. Elle avait un profond respect pour elle et faisait très attention à tous les signes et autres présages.
Le cours de ses pensées fut perturbé par des éclats de voix venant de l’extérieur. Ils sortirent progressivement de la cabane, la vieille en dernier. Il y avait déjà un attroupement au milieu duquel, on finit par distinguer le Maigre. Au centre de ce cercle, il se tenait, le visage défait, les yeux hagards, dans un état de panique absolue. Ses mains tremblaient, il était en sueur et semblait épuisé. Steinmann arriva à son tour. La discussion partait dans tous les sens et on ne comprenait rien.
— Schtell (Silence) !
L’autorité de Steinmann s’imposa.
— Bon, vas-y, explique-toi.
Le Derr, toujours tremblant, se tordait les mains et lança un regard effaré vers Thalia, comme pour chercher sa protection.
— Ben, j’ai été ramasser les champignons pour la viei…, pour Thalia, là-bas, d’l’autre côté, quoi.
Il ponctua son propos d’un geste vers l’ouest.
— Oui, et ?
Il dansait d’un pied sur l’autre, triturant sa cape. Il balbutia quelques mots, mais sa voix n’était qu’un murmure indistinct.
— Écoute, Nìmm di zamma (calme-toi). Vas-y doucement.
— J’ai vu… j’ai vu…
— Mais t’as vu quoi ?
Le Derr lança un regard inquiet autour de lui, ses yeux agrandis par la peur, avant de murmurer d’une voix étouffée, presque inaudible :
— ... Dämon.
Ce simple mot glaça l’assemblée, une vague d’effroi traversa le cercle, chacun échangeant des regards inquiets. Thalia s’approcha alors du Maigre, ses gestes empreints de calme, comme si cette révélation ne l’étonnait pas. Elle posa une main ferme sur son épaule, son regard empreint d’une sagesse indéchiffrable.
— Doucement, mon gars, murmura-t-elle d’une voix douce, mais autoritaire. Peux-tu nous dire exactement ce qu’il s’est passé ?
Le Maigre secoua la tête, incapable de prononcer un mot de plus. Ses lèvres tremblaient, et ses yeux roulaient d’une manière étrange, presque terrifiée.
— Viens, souffla Thalia, je vais t’emmener chez moi, au calme. Là-bas, tu pourras tout me raconter.
Le cercle s’ouvrit respectueusement pour laisser passer la vieille, qui emmena le Maigre comme un enfant perdu, tenant fermement son bras pour l’empêcher de chanceler. La cabane de Thalia, ténébreuse et secrète, semblait être le seul lieu capable d’absorber et de contenir la terreur du Maigre. Steinmann se tourna vers l’assemblée.
— Je propose que chacun retrouve ses occupations. Laissons Thalia s’occuper de lui. On en saura sans doute plus, tout à l’heure.
— Écoutez, j’connais mon frère, lança Brotdieb d’un ton qui tentait d’être rassurant. Il est superstitieux comme un chat noir. J’sais pas s’il a vraiment vu quelque chose… ou si c’est pas juste son esprit qui lui joue des tours.
Steinmann reprit la parole.
— On n’en sait rien pour le moment. Écoutez, on a surtout une fête à préparer en l’honneur de nos futurs mariés, c’est ça le principal, alors je le répète au travail.
La foule se dispersa lentement, non sans échanger des regards sombres et des murmures inquiets. Quelques personnes jetèrent un dernier regard vers la cabane de Thalia, qui se tenait au bord du camp comme une sentinelle mystérieuse, cachant ses secrets dans l’ombre.
Flore, elle, ne pouvait chasser l’image du visage terrifié du Derr et les paroles sombres qu’il avait balbutiées. Son cœur s’alourdit davantage, le pressentiment prenant forme en elle comme un nuage noir. Elle chercha la main de Thibaut, le serra contre elle, puis, sans mot dire, chacun rejoignit l’habitation de sa famille, laissant dans l’air une tension impalpable, comme si la forêt elle-même retenait son souffle.

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