CHAPITRE V : les rues de Dànn
Les jumelles
Aude et Viviane se frayaient un chemin à travers la grand-rue bourdonnante, leurs pas ralentis par la foule compacte. La rue centrale, principale artère animée de Dànn, s’étirait entre des échoppes débordant de marchandises colorées. Sous leurs yeux, les étals de tissus des marchands offraient une explosion de couleurs, des étoffes de laine d’un rouge éclatant, des soieries chatoyantes importées de contrées lointaines, des brocards finement tissés en motifs dorés. Autour d’elles, le flot humain avançait, ondulait, s’arrêtait, une masse d’hommes et de femmes formant une marée de coudes et d’épaules.
La rue, flanquée de façades en pierre taillée où les échoppes s’ouvraient dans des renfoncements sombres, laissait entrevoir, ici et là, de vieilles bâtisses de torchis aux couleurs passées, avec leurs pans de bois sombres et leurs fenêtres à croisillons. Les enseignes peintes de chaque échoppe, suspendues à des potences métalliques, grinçaient doucement sous le vent, ajoutant des touches visuelles de bleu, de vert et de rouge à ce décor bigarré. Les étages supérieurs des maisons à colombages se penchaient légèrement vers la rue, réduisant le ciel à une mince ligne d’azur entre les toitures de tuiles.
Le brouhaha envahissait les lieux, amplifié par les cris des colporteurs vantant leurs produits d’une voix éraillée : « Étoffes fines, tout pour la dame élégante ! » Un marchand de faïences se penchait par-dessus son étal, exhibant un bol finement décoré pour attirer les passants, tandis que des gamins s’esquivaient à travers la foule avec des cris étouffés.
Les odeurs se mélangeaient tout aussi puissamment, l’arôme piquant du safran et de la coriandre s’échappait de l’échoppe de l’herboriste, tandis que le parfum capiteux des vins et l’odeur un peu âcre des fromages bien mûrs attiraient les regards vers le comptoir du marchand de vin et de victuailles.
— Je trouve l’odeur supportable aujourd’hui, observa Viviane en glissant un regard à sa sœur.
Vêtue d’une cote de laine bleu ciel, dont la coupe soulignait sa silhouette, elle attirait les regards, sa prestance rehaussée par la finesse de sa ceinture d’argent et ses surmanches brodées. Elle épousseta d’un geste délicat le bas de sa cote pour la préserver de la poussière et des éclaboussures.
— Oui, depuis qu’ils entretiennent les caniveaux et que ça évacue directement dans la rivière, c’est bien mieux, ajouta Aude en observant la rigole centrale, où s’écoulait l’eau mêlée des résidus de la rue.
Malgré les efforts de la ville pour l’assainir, quelques détritus et flaques verdâtres subsistaient, évitant de peu les semelles des passants.
Un porteur passa devant elles, tirant un âne chargé de sacs de farine qui semblaient sur le point d’exploser. La foule s’écarta à son passage avec un mélange d’exaspération et d’amusement. Plus loin, une file de femmes bavardait en tenant des paniers remplis de légumes et de produits frais, les têtes penchées sous des coiffes aux bords effilochés par l’usure.
Les jumelles continuaient leur progression, absorbées dans cette ambiance unique, bercées par le mouvement de la foule, le tintement des clochettes, et les couleurs vibrantes du marché.
En débouchant sur la petite place du soleil, elles butèrent sur un homme accroupi, les braies baissées. Il offrait à la vue, une paire de fesses sales d’où sortait, avec difficulté, un étron de belle taille. Il geignait en poussant avec vigueur. Manifestement indifférent aux regards réprobateurs, il continuait son affaire sans gêne, ses braies déchirées tombées autour de ses chevilles poussiéreuses. Autour de lui, la foule s’était arrêtée, certains ricanant, d’autres dissimulant leurs mines dégoûtées derrière leurs mains. Viviane eut un haut-le-cœur alors que Aude restait fascinée par le spectacle. Elle réagit toutefois rapidement, et n’hésita pas à bousculer l’indélicat du pied.
— Eh, sale porc, tu ne sais pas que c’est interdit maintenant de faire dans la rue, il y a assez de latrines pour te satisfaire.
Un attroupement se formait. L’homme, manifestement ivre, s’était étalé de tout son long, offrant à la vue toute l’intimité de son bas ventre horriblement poilu. Viviane détourna le regard, Aude au contraire, éclata de rire, trouvant la scène aussi grotesque que comique. D’autres passants, attirés par les éclats de rire d’Aude et l’agitation, formaient à présent un petit cercle autour de l’ivrogne, chuchotant, riant ou lançant des remarques railleuses.
Arriva le guet. Les deux hommes d’armes, avec des gestes rudes, attrapèrent l’homme par les bras et l’emmenèrent à moitié traîné, à moitié porté, sans lui laisser le temps de rattacher ses braies. Le pauvre bougre geignait, ses mots s’enroulant dans un babil incompréhensible sous l’effet de l’alcool.
— Mon Dieu, voir ça, murmura Viviane en reprenant son chemin.
— C’est la vie ça ma petite sœur, tu devrais t’y frotter plus souvent pour t’y habituer. Tu ne sors pas assez. Je te le répète tout le temps.
Elles continuèrent bras dessus bras dessous. Malgré leurs visages aux traits fins totalement semblables, il était impossible de les confondre. Alors que l’une affichait l’élégance incarnée, avec des tenues recherchées et toujours impeccables, l’autre ne faisait nullement attention à son habillement et préférait les robes simples et amples qui ne devaient pas entraver ses mouvements. Là où Viviane portait parfums et bijoux, Aude ne s’occupait aucunement de ses odeurs corporelles ni à toute cette « bimbeloterie ». La différence s’affichait encore plus nettement dans leurs chevelures. Viviane laissait tomber sur ses épaules une magnifique cascade dorée, souvent ornée d’un filet avec de petites perles. Aude, quant à elle, arborait des cheveux coupés sans aucune recherche, souvent noués à la hâte pour ne pas gêner ses activités, et était prête à en découdre avec quiconque en ferait le reproche. Une fille aux cheveux courts n’était pas bien vue, surtout si elle appartenait à la haute bourgeoisie. Aude Weinberghügel faisait le désespoir de son père. Ancienne famille de vignerons devenus drapiers, leur fortune et l’implication dans les politiques locales l‘avaient fait récemment accéder au statut de noble et, désormais, ils pouvaient s’afficher comme « de Weinberghügel », particule à laquelle Aude n’arrivait pas à s’habituer. Elle restait l’âme rebelle de leur lignée.
Bref, autant l’une était la féminité incarnée, autant l’autre était un garçon manqué. Cela se concrétisait d’autant plus dans le tempérament belliqueux d’Aude, toujours prompte à réagir à la moindre sensation d’injustice. Elle avait longuement insisté auprès de son père pour qu’il lui offre l’occasion de se former au combat auprès d’une maîtresse d’armes. De guerre lasse et par amour pour sa fille, il avait cédé. Depuis la mort de son épouse, voici deux ans, il ne savait plus refuser quoi que ce soit aux deux trésors de sa vie. Il se dit qu’après tout, ce pourrait être un atout pour sa fille. Aude n’avait pas appris l’art de l’épée bien trop lourde, mais elle était arrivée à un très bon niveau dans le maniement de la dague et d’une demi-épée très fine et légère. Si l’on ajoutait à cela le combat au bâton et, en tout dernier recours, l’usage de ses poings, on comprenait mieux en quoi Aude s’éloignait des canons de beauté féminine malgré son joli minois. À tout juste dix-sept ans, Aude dégageait une vitalité à la fois impressionnante et un brin inquiétante pour ceux qui avaient connu la petite fille timide qu’elle avait été. Son corps développait des formes athlétiques dignes de certains guerriers. Elle était connue comme le loup blanc après avoir défié quelques hommes au bras de fer. Elle n’en sortait pas forcément gagnante, mais sa réputation était établie.
Malgré leurs différences évidentes, un amour profond unissait les jumelles. Aude, avec son caractère intrépide, se montrait protectrice envers Viviane, prête à bondir si quiconque osait lui manquer de respect. Viviane, elle, savait tempérer les élans de sa sœur d’un simple sourire ou d’un mot doux. Elles avançaient toujours unies comme si rien ne pouvait jamais les séparer.

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