CHAPITRE V : les jumelles (2)
Elles s’approchèrent de l’étal de Marianne Loraine, mercière renommée sur la ville. Elle sortit immédiatement de son échoppe pour les saluer.
— Mes salutations damoiselles, j’ai ce qu’il vous faut, dit-elle en se tournant vers Viviane et en ignorant Aude. Si vous voulez bien me suivre.
Elle les entraîna vers le fond de sa boutique. Il fallut un moment pour s’habituer à la pénombre. La mercière se pencha sous une étagère pour en extirper un rouleau d’étoffe qu’elle déroula devant Viviane.
— La voilà, arrivée directement de Reinz (Reims). Touchez-là, un superbe velours !
Aude esquissa un sourire en observant sa sœur, les yeux brillants d'admiration pour la belle étoffe. Elle se tenait légèrement en retrait, amusée par la fascination presque enfantine de Viviane. Elle adorait sa sœur et supportait, avec une indulgence affectueuse, ces longues heures passées à admirer tissus et rubans qui, à ses yeux, n'étaient que des frivolités.
Détournant le regard, Aude se laissa happer par la vie animée de la rue, plongée dans un chaos bien ordonné. Entre les étals, une foule compacte se pressait, mêlant gens de toutes conditions, de l’artisan couvert de poussière au riche bourgeois en pourpoint éclatant. L'odeur entêtante de la rue mêlait le parfum des herbes médicinales à la fumée des vendeurs de viande grillée, formant un bouquet unique à Dànn, où le brassage social et culturel constituait une rare exception.
Elle repéra Vive, une petite sauvageonne livrée à elle-même avec son jeune frère. Leurs parents, maraîchers, ne s’en occupaient guère et les enfants traînaient longuement dans les rues à l’affût de menus larcins. La sœur se montrait la plus délurée et à son attitude, les yeux brillants d’une malice qui trahissait une nouvelle ruse en préparation, observait un étal de pommes. Aude, attentive, la devina prête à commettre quelque chapardage. La voix de Viviane la tira de son observation.
— Bien, Marianne, ça me convient. En combien de temps pensez-vous faire les deux surmanches avec la broderie d’or ?
Marianne soupira. Elle lui confia qu’elle était surchargée de travail et mettait beaucoup d’espoir dans la venue d’un jeune couple qui la seconderait. Cela devenait urgent. La satisfaction de Viviane de Weinberghügel était, de toute façon, prioritaire. Elle était sa meilleure cliente, lui confia-t-elle.
— Si vous me laissez une bonne semaine, ça ira, demanda-t-elle en adressant un regard interrogateur à Viviane.
— Parfait pour moi, je vous enverrai ma servante.
Marianne, soulagée, s’inclina.
— Une de plus, commenta Aude avec un grand sourire.
— Elle devrait aller avec ma robe pour la fête chez le seigneur Hugues, lui répondit-elle, le regard brillant, ignorant totalement l’ironie de sa sœur.
— Ah oui, cette soirée, reprit Aude, avec un soupir.
La perspective de cette fête ne la réjouissait pas du tout. Mais elle en connaissait l’enjeu. Viviane allait devenir officiellement la promise de Hugues de Dabo, gouverneur de Dànn. Encore perdue dans ses pensées, elle reçut brutalement Vive dans les jambes en sortant de l’échoppe. Elle la saisit par réflexe.
— Tu vas où, comme ça ?
La gamine releva la tête, dévoilant ses grands yeux. Un homme bedonnant arriva, tout essoufflé.
— Ah te voilà, toi !
Vive se dissimula entre Aude et Viviane.
— Quel est le problème ? demanda Aude.
L’homme reprenait son souffle, le visage rougi et la sueur au front. Il sembla surpris de la réaction d’Aude qui le dominait légèrement. Il bégaya un peu puis se reprit.
— Mais… il y a que cette gamine m’a volé deux pommes.
— Deux pommes, fichtre ! rétorqua Aude, immédiatement.
L’homme affichait un scepticisme croissant, ne comprenant pas où Aude voulait en venir.
— Et à combien estimez-vous ces deux pommes ? demanda Viviane.
— Écoutez, gentes dames, je sais qui vous êtes, je ne cherche pas d’histoire, juste ce qui m’est dû.
Viviane sortit sa bourse en cuir et y prit quelques pièces qu’elle tendit au marchand.
— Est-ce que cinq deniers vous dédommageront de ce vol ?
L’homme se confondit en excuses et s’affirma très satisfait, il s’éclipsa rapidement. Viviane se pencha devant Vive.
— Je suppose que la deuxième, c’est pour ton petit frère ?
Vive acquiesça doucement.
— Écoute, on ne sera pas toujours là. Tu prends des risques. Est-ce que la toux de ta mère va mieux avec la tisane que je t’ai donnée ?
— Oui, madame.
— Moi c’est Viviane, je te l’ai déjà dit et là c’est Aude. Allez, file !
Elles la regardèrent se diluer dans la foule.
— Non, on ne sera pas toujours là, soupira Aude.

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