CHAPITRE V : Dans les rues de Dànn

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Ancelin et son client

Ancelin se déplaçait lentement dans les ruelles sombres et tortueuses du bas quartier. Il ressentait encore les effets du mal de crâne, mais bien atténué. Ce dédale aux abords immédiats de la rivière, le long des remparts, abritait les métiers les plus rudes et les plus nauséabonds, bouchers, teinturiers, fouleurs de laine. Ici, on était bien loin de la grand-rue fraîchement pavée et de ses échoppes reluisantes. Ces quartiers restaient en attente de rénovation et la fange des ordures en éloignait les odorats sensibles. Les eaux parfois pestilentielles s’évacuaient rapidement vers la rivière grâce à un ingénieux réseau de petits canaux constamment irrigués par une captation bien en amont de la ville. Les relents âcres et nauséabonds de viande avariée, de tanins ou de fruits pourris en étaient atténués. Il n’en allait pas de même en été, lors de grandes chaleurs où les mauvaises odeurs retrouvaient toute leur vivacité.

Dans ce secteur de la ville, on pouvait faire de mauvaises rencontres. C’étaient surtout de petits truands sans envergure, comme des voleurs de bourses. Si, par hasard, l’un d’eux croisait Ancelin et voyait son allure et son visage barré d’une cicatrice, il était dissuadé d’entreprendre quoi que ce soit.

Il pénétra dans une taverne plus proche du bouge que d’un établissement honorable. C’était son endroit préféré pour traiter ses « contrats ». Ses interlocuteurs, le plus souvent des gens aisés, évitaient ce quartier. Ils s’y sentaient déstabilisés et en insécurité. Ses clients, pour la plupart issus de milieux plus aisés, y venaient rarement sans une visible crispation, mal à l’aise dans cette pénombre épaisse et cette puanteur stagnante, ce qui lui facilitait les transactions.

La salle se tenait dans une pénombre constante, remplie d’odeurs douteuses, de relents de mauvaise bière rance et d’autres plus indéfinissables. Reconnaissant Ancelin, le tenancier, l’air aussi usé que ses tables, lui fit un petit signe de tête pour désigner un homme assis dans le coin le plus reculé. La tenue de son client ne trompait pas sur son niveau de richesse. Malgré sa haute stature et sa prestance, on le devinait mal à l’aise. Ancelin se dirigea droit vers lui, prit une chaise et s’assit à califourchon, en face.

— Ça fait plus d’une semaine que votre homme est venu me voir pour cette "commande." C’est trop long. Pour ce genre de besogne, il faut rester très discret, prudent et rapide. J’ai failli de na pas venir lorsque votre sbire m’a donné le rendez-vous.

Son interlocuteur, de plus en plus nerveux, jeta un coup d’œil autour de lui, sursautant presque chaque fois que la porte s’ouvrait.

— Oui, oui… je comprends. Il fallait s’assurer que tout soit prêt, et que… que les conditions soient réunies.

— Elles le sont ? coupa Ancelin, bien décidé à ne pas faire durer la conversation plus que nécessaire.

L’homme prit une inspiration, réajustant sa posture avant de répondre.

— Oui. Ça ne devrait poser aucun problème.

— Je veux juste l’essentiel, répliqua Ancelin sèchement. Ni nom ni raison. Simplement quand, où, et comment je le reconnaîtrai.

L’homme se tortilla sur sa chaise, visiblement mal à l’aise.

— La cible sortira tard en soirée, d’une réunion, rue du Haut. Pour rentrer, il passera par les ruelles. Il aime éviter les regards. Il est petit, il boite un peu, et portera une tunique bleue. Vous récupérerez un objet de valeur sur lui, sa bourse probablement, et vous la déposerez chez la capitaine Hugel. Une porte latérale sera entrouverte, vous poserez l’objet derrière et refermerez. Deux hommes seront accusés demain.

— Ça me suffit. Vous avez l’argent ?

Le commanditaire sortit une bourse, qu’il posa sur la table après un regard inquiet vers la salle. Ancelin, sans se presser, vida son contenu dans sa paume.

— Sept écus d’argent, murmura l’homme.

D’un signe de tête, Ancelin confirma, puis se leva et quitta les lieux sans un mot, laissant le commanditaire encore plus crispé.

Une fois dehors, il inspira profondément. Ce « travail » ne lui convenait qu’à moitié. D’habitude, il s’agissait de cas plus simple à appréhender. Ici, il sentait quelque chose qui le dépassait un peu. Ce soir, il redoublera de prudence.

Le temps se mettait tout doucement au beau. Il se rendit compte qu’il avait faim, maintenant que son mal de tête s’était complètement évacué. Il décida de se rendre à l’auberge des trois ours pour deux raisons. La première était que la cuisine de Marie Jacquet y était excellente et la deuxième qu’elle lui changeait ses écus d’argent ou d’or contre de la monnaie sans poser de question. Il remonta la rue principale en évitant au mieux les charrettes tirées par des bœufs. Ça circulait dans les deux sens à grand renfort de cris et autres interjections. Deux cavaliers de la garde du palais se frayèrent un chemin sans trop de ménagement. Ancelin n’eut que le temps de se plaquer contre un mur. Arrivé en haut de la rue, il se heurta à deux hommes visiblement ivres qu’il repoussa sans ménagement, l’un des deux s’effondra au sol dans une litanie de jurons. Il entra enfin dans la grande salle fraîche des trois ours. Elle était peu fréquentée en cette fin de matinée. Il rejoignit sa table habituelle qui était libre. Marie le repéra immédiatement et se planta devant lui, les mains sur les hanches, les jambes écartées, c’était son habitude de matrone. Sa stature en imposait. On avait l’impression qu’elle cherchait en permanence à rattraper un déséquilibre à cause de sa très forte poitrine.

— Alors, le beau brun, ça va aujourd’hui ?

Ancelin hocha la tête. Il avait appris à l’apprécier.

— Tantôt je te propose des friands à la viande de porc, suivis des mêmes, mais sucrés aux pommes. Tout ça avec ta bière préférée.

— Marie, tu es un ange pour moi.

— N’en rajoute pas. T’as déjà vu des anges avec des mamelles comme ça, finit-elle en se tapant la poitrine et en repartant dans un large éclat de rire gras.

Une poignée de minutes plus tard, il dévorait de bon appétit son plat succulent. Il s’attarda après son repas avec un léger sentiment de désœuvrement. Finalement, comme à regret, il sortit.

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