CHAPITRE V : Dans les rues de Dànn
Le retour de Garin
Adélaïde se tenait dans le couloir attenant à l’office, attentive au bruit des pas qu’elle avait cru entendre à l’extérieur. À cette heure tardive, elle ne s’attendait pas à voir rentrer son mari. Lorsqu’elle perçut enfin un frottement, elle fronça les sourcils. Son pas était lourd, irrégulier, presque traînant. Ce n’était pas lui. Garin était toujours précis, mesuré, même dans ses mouvements.
Elle se hâta vers l’escalier, inquiète, et aperçut enfin sa silhouette. Mais ce qu’elle vit lui fit l’effet d’un choc. Vacillant, le dos voûté comme écrasé par une fatigue inhabituelle, il progressait lentement. Quand elle s’approcha, l’odeur âcre du vin lui frappa les narines, un relent si fort qu’elle recula d’un pas. Son cœur se serra. Était-il… saoul ?
Non, ce n’était pas possible. Garin ne buvait qu’avec une rare modération, et seulement en de grandes occasions. C’était une chose qu’elle appréciait chez lui, un témoignage de son sérieux et de sa constance. Mais là, tout en lui semblait étranger : son regard trouble, son sourire maladroit, et ce balancement incertain qui menaçait à tout instant de le faire basculer. Elle hésita, prise entre colère et inquiétude.
— Garin ? Mais tu es saoul ?
Il se redressa à peine, comme pris en faute, mais tituba aussitôt et dut se rattraper à la colonne du pied de l’escalier. Elle s’avança pour le soutenir, mais il esquissa un sourire bancal, presque moqueur, qui ne fit qu’aggraver son malaise.
— Adélaïde, murmura-t-il, d’un ton pâteux, tout va bien, ma douce. Je rentre d’une négociation avec un fournisseur… De belles étoffes. Tu verras, tu seras fière…
Elle plissa les yeux, cherchant une trace de vérité dans son discours confus. Ce n’était pas seulement sa voix qui trahissait son état, c’était tout en lui. Cette mollesse inhabituelle dans ses gestes, ce ton faussement léger, comme pour la rassurer sans y croire lui-même. Elle sentit une vague de colère monter.
— Mais enfin, ça justifiait que tu boives à ce point ? Garin… ce n’est pas toi. Que s’est-il passé ?
Elle n’avait pas voulu que sa voix tremble, mais elle ne put retenir ce mélange de reproches et de désarroi. Elle voulait comprendre. Pourquoi lui, si mesuré, s’était-il laissé aller ainsi ? C’était comme si cet homme, ce soir-là, n’était plus le Garin qu’elle connaissait. Et cette idée l’effrayait plus qu’elle ne voulait l’admettre.
— Et cette cassette qu’on l’a livrée pour toi. C’est quoi ?
Mais Garin n’y prêta aucune attention. Il se détourna, ébauchant un geste pour monter l’escalier. Elle le regarda faire, déconcertée par son obstination maladroite. Chaque marche semblait une épreuve.
— Attends, dit-elle finalement, en le rejoignant. Tu vas te faire mal.
Derrière eux, des murmures étouffés s’élevèrent. Les deux couturières, sans doute, les observaient depuis l’atelier. Adélaïde les ignora. À cet instant, sa priorité était de mener Garin jusqu’à leur chambre.
Elle glissa son bras sous son épaule, le soutenant tant bien que mal. Il s’appuya sur elle, lourd et déséquilibré. Il enfouit sa tête dans sa chevelure, son souffle mêlé à l’odeur d’alcool.
— Je t’aime, tu sais, hein ? murmura-t-il, comme un enfant perdu. Tu es tout pour moi, Adélaïde.
Elle sentit son cœur vaciller. Ces mots… Elle aurait voulu y croire, mais ils étaient noyés dans un brouillard d’ivresse qui les vidait de leur sincérité. Ce n’était pas le Garin qu’elle connaissait, ce n’était pas l’homme fort et responsable qu’elle admirait. Elle détourna la tête, luttant contre un flot de sentiments contradictoires.
— Garin, tais-toi, murmura-t-elle, la voix tremblante.
Ils atteignirent enfin leur chambre. Elle l’aida à s’asseoir sur le lit, puis le poussa doucement pour qu’il s’allonge. Il se laissa tomber, lourd et sans résistance, ses paupières mi-closes. Adélaïde se pencha pour lui retirer ses bottes. Lorsqu’elle se redressa, elle resta un instant immobile, le regardant.
— Adélaïde, mon amour, ne me quitte pas, balbutia-t-il, la voix empâtée.
Elle soupira, lasse. Cette scène, qui aurait pu être tendre dans d’autres circonstances, la laissait désemparée. Elle ne savait pas quoi penser, ni comment réagir.
Finalement, elle se détourna et franchit la porte, refermant doucement derrière elle. Son esprit bouillonnait de questions, mais elle n’en trouverait pas les réponses ce soir-là.

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