CHAPITRE V : Dans les rues de Dànn
Le temple d’Yggra
Freyhild se tenait immobile au pied d’Yrrithal, l’Arbre-Maître qui dominait Dànn de toute sa majesté. Le temple circulaire en pierre, construit autour des puissantes racines de l’arbre sacralisé, était baigné d’une lumière douce, filtrée par le feuillage immense. Une fine brume s’élevait de la vasque centrale, remplie d’une eau limpide que les habitants de la ville appelaient Seola Yggra, (l’âme de Yggra). Freyhild respirait lentement, réglant le rythme de ses inspirations sur le bruissement des feuilles, un murmure que seuls les croyants savaient entendre.
Ses mains délicatement posées sur le bord de la vasque tremblaient imperceptiblement. Ce matin-là, une tension inhabituelle emplissait l’air. Elle n’avait rien dit aux fidèles qui s’étaient rassemblés en silence sur les terrasses en contrebas. Ils suivaient le rituel avec une dévotion palpable, mais une inquiétude sourde enserrait son cœur. La nuit précédente, en rêve, elle avait vu un frémissement sombre courir le long des racines de l’arbre, comme une infection invisible. Était-ce un avertissement de Yggra, ou sa propre peur qui prenait forme dans l’obscurité de ses songes ? Elle n’était pas certaine. Pas encore.
Freyhild plongea ses mains dans la vasque, puis aspergea les racines de l’Arbre-Maître, murmurant des incantations en langue ancienne.
— Yggra wûrfan síe hǽgr, wêdhan un hêlag. Altheow min, hâlig rót, gebêra ús friðu and wísdom. Wara ús gegn þíestre neah.
(Yggra, mère de la mémoire et des âmes, guide-nous sous ton ombre éternelle. Fais croître nos vies dans l’harmonie de tes racines, et protège-nous de l’obscurité qui ronge le monde.)
Les mots glissèrent de ses lèvres avec une fluidité qu’elle avait acquise à force d’années de prières et de dévotion. Elle sentait l’énergie mystique circuler autour d’elle, une chaleur subtile à travers le sol et les racines. Ces paroles, vieilles de plusieurs siècles, invoquaient la protection de l’arbre-monde, celui qui reliait tous les Arbres-Maîtres dans une communion invisible, mais palpable pour les initiés. Les rites du culte rythmaient la vie à Dànn. Chaque pleine lune, les habitants gravissaient le chemin sacré jusqu’au temple, portant des offrandes, fruits mûrs, graines, ou encore de petites figurines sculptées dans le bois. Les Wispergada et wispergad du culte, considérés comme les médiateurs entre Yggra et les hommes, interprétaient alors les messages transis par les feuilles ou les racines comme des signes du changement ou des bénédictions.
— Yggra, nous t’offrons nos craintes, nos espoirs et nos forces, murmura-t-elle en langue commune pour ceux qui l’écouteraient. Protège Dànn de l’ombre.
Une fois l’incantation terminée, Freyhild plongea ses mains dans l’eau sacrée. Aussitôt, une chaleur familière l’enveloppa, mais, ce soir-là, dans le souffle du vent et les murmures du feuillage, Freyhild sentit une dissonance. Les racines vibraient d’un écho inhabituel, un pressentiment d’ombre qui pesait au loin. Sans interrompre ses gestes sacrés, elle comprit que les temps à venir seraient marqués par des choix difficiles et une foi mise à l’épreuve.
Elle se redressa lentement, essuyant ses mains sur son manteau de lin brodé de runes protectrices. Elle savait que ses fidèles attendaient des paroles rassurantes, mais son regard restait accroché à la cime de l’arbre, où un rayon de soleil passager venait caresser les branches. « Si Yggra a voulu me montrer cela, ce n’est pas pour semer la peur, mais pour que nous soyons prêts », se dit-elle. Mais prêts à quoi ?
Se tournant vers les fidèles, elle leva les bras.
— Le lien de Yggra demeure fort. Ne craignons pas l’ombre ; nous avons sa lumière d’Yggra. Allez en paix, sous la protection d’Yggra.
Freyhild jeta un dernier regard à l’arbre vénérable, son écorce noueuse empreinte de siècles de sagesse et de prières murmurées. Le poids du culte, de sa préservation face aux assauts du temps et des hommes, semblait ancré dans chaque fibre de ce géant silencieux. Elle se détourna finalement, ses sandales de cuir glissant légèrement sur les dalles ancestrales qui menaient au temple.
Dès son entrée, une jeune servante s’approcha en inclinant légèrement la tête.
— Wispergada, Thabor vous attend, il dit que vous l’avez convoqué.
— C’est exact. Fais-le entrer, répondit-elle d’un ton calme, mais tranchant.
L’homme pénétra dans la salle principale en silence. Petit et corpulent, son visage luisant exprimait une fausse humilité qu’elle trouvait insupportable. Ses yeux fuyants semblaient ne jamais rencontrer les siens, et cela renforçait le mépris glacé qu’elle éprouvait pour lui. Pourtant, Freyhild savait qu’elle avait besoin de Thabor. Ses talents dans l’ombre, aussi répugnants soient-ils, étaient précieux en ces temps troublés. Elle ne daigna pas se retourner tout de suite.
— Thabor, commence, ordonna-t-elle d’une voix coupante. Quelle est la situation à Eguisheim ?
L’homme toussota, s’inclina légèrement et prit la parole.
— Nous avons conservé l’accès au temple, mais nos officiants doivent se montrer prudents. Les nouvelles restrictions imposées par le prélat ont... compliqué les choses.
— Et nos disciples ? interrogea-t-elle sans émotion apparente.
— Toujours fidèles, mais contraints à une extrême discrétion. Toutefois, le comte semble hésiter à autoriser une répression plus directe. Je crois qu’il craint des soulèvements dans la population. Pour l’instant, il adopte une position ambiguë, laissant…
Freyhild pivota brusquement, en colère.
— Une position ambiguë ! siffla-t-elle. Cette hypocrisie est insupportable. Gérard d’Eguisheim se cache derrière une fausse neutralité, mais il permet à sa femme de conspirer avec le prélat. C’est elle qui murmure à ses oreilles et affûte les lames qui nous visent.
Thabor s’effaça légèrement sous son courroux, marmonnant des excuses inaudibles. Thabor n'était pas seul dans cette tâche, Sigvald, le Wispergad d’Eguisheim, jouait un rôle clé dans la défense des traditions anciennes face aux prélats du nouveau dieu. Elle reprit d’une voix plus froide, presque tranchante.
— Assez. Va trouver Sigvald. Dis-lui que nous appliquons le plan. Il connaît les détails, et je lui fais confiance pour t’informer.
Elle se détourna, mettant fin à l’entretien d’un geste sans appel. Thabor hésita un instant, puis quitta la pièce en silence, ses pas étouffés disparaissant dans les couloirs du temple.
Freyhild resta immobile, les bras croisés, comme figée par le poids des décisions qu’elle venait de prendre. Finalement, elle se dirigea vers la vaste terrasse qui surplombait la ville de Dànn.
D’ici, le regard embrassait le sud du massif, depuis le débouché de la vallée sur la plaine jusqu’à la crête ouest. Loin d’elle, la cité paraissait se recroqueviller derrière ses remparts. Malgré tout, la ville ne pouvait contenir un trop-plein d’activité qui débordait largement du côté sud. Un faubourg bourdonnant de vie s’étalait jusqu’au bord de la rivière, au nouveau port de pêche. Les habitations incertaines semblaient pousser spontanément, en désordre, à peine agencées autour de rues ou de chemins. La moindre pluie transformait le tout en un bourbier malodorant.
Comme pour se tenir à l’écart de cette souillure, la ville se retranchait derrière ses remparts, éclatante du calcaire gris clair presque blanc de ses constructions. L’ensemble ne pouvait se définir qu’avec un seul mot : harmonie. Harmonie des formes, des couleurs et de l’agencement des rues. Beauté absolue du clocher de la collégiale qui semblait surveiller ses ouailles avec bienveillance. Le château du gouverneur, perché sur le flanc est, de l’autre côté de la rivière, se greffait sans en perturber l’équilibre grâce aux arches du pont qui le reliait au rempart. Il s’intégrait parfaitement à l’architecture globale.
En cette fin d’après-midi montait la vibration de centaines de vies qui s’activaient et palpitaient à l’unisson tel un cœur qui donnait vie à Dànn.
Ce tableau, qu’elle avait si longtemps admiré, lui paraissait aujourd’hui plus fragile que jamais. Derrière la beauté ordonnée des constructions et le tumulte de la vie quotidienne, elle percevait des fractures invisibles. Les pressions extérieures, l’avancée insidieuse de la religion chrétienne, et maintenant cette ombre inexplicable qu’elle avait ressentie plus tôt dans la journée... Tout cela formait une trame inquiétante qu’elle ne parvenait pas encore à démêler.
Un soupir s’échappa de ses lèvres. Ses épaules s’affaissèrent légèrement sous le poids des responsabilités. Le culte d’Yggra était à la croisée des chemins, menacé de toutes parts. Mais où résidait le véritable danger ? Dans la menace des prélats, ou dans cette force obscure qu’elle avait entrevue et qui semblait ramper, invisible, vers leur monde ?
Elle recula lentement. L’horizon s’obscurcissait, tout comme son esprit. Dans le silence pesant du temple, elle fit demi-tour et disparut dans les ombres, le cœur alourdit par des questions sans réponse « Yggra us berge » (qu’Yggra nous protège).

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