CHAPITRE VI : La bibliothèque
Biber
La vaste salle s'étendait, majestueuse et silencieuse, disparaissant presque dans une pénombre que ni les grands candélabres de bronze ni les imposants lustres suspendus n'arrivaient à percer entièrement. Les faibles lueurs des flammes dansaient sur les étagères, jetant de longues ombres vacillantes qui accentuaient l'aspect mystique du lieu. D'imposants piliers de pierre brute s'élevaient jusqu'à une voûte obscure. Par endroits, d'anciennes fresques à moitié effacées laissaient deviner des scènes pieuses, figures saintes et enluminures.
Les rayonnages, chargés de parchemins anciens, de manuscrits et de volumes épais aux reliures fatiguées par les siècles, montaient jusqu'au ciel, disparaissant dans l’obscurité des hauteurs. Chaque étagère pliait sous le poids de l'histoire et des savoirs oubliés, formant des remparts de papier et de cuir, comme une muraille défensive contre l'oubli. À l'arrière de la salle, une grande rosace aux vitraux décolorés laissait filtrer une lumière diffuse.
Quelques chanoines, silencieux et immobiles, telles des sentinelles, s'affairaient çà et là. Certains déchiffraient les pages jaunies avec une concentration intense ; d'autres, le regard absorbé, reproduisaient des manuscrits à la lueur des chandelles, le grattement de leurs plumes s'ajoutant au chuchotement du feu. L'air était lourd, saturé d'odeurs entremêlées. Celle âcre de la cire fondue et du bois brûlé, mais aussi celle, plus sourde et omniprésente, du vieux papier et du cuir craquelé, mâtiné de relents de moisi que ni la chaleur ni la flamme ne pouvait totalement dissiper.
Sur certaines étagères, des livres d'un autre âge, couverts de poussière, semblaient oubliés depuis des décennies. Certains portaient encore des fermoirs en fer ciselé et des signes étranges aux enluminures effacées. En observant cette caverne de savoirs et de mystères, il semblait presque possible d'entendre, dans le silence pesant, le murmure d'antiques secrets enfouis.
Biber était à la disposition des chanoines pour leur procurer les ouvrages qu’ils désiraient. Depuis plus de cinq ans qu’il exécutait des tâches plus ou moins ingrates, la vaste bibliothèque n’avait plus de secret pour lui. Mais pour l’heure, il devait aller voir le chanoine intendant qui l’avait mandé. Il frappa discrètement à la solide porte de bois munie d’une redoutable serrure. Il perçut vaguement la voix du père Justin qui devait lui avoir dit d’entrer. La porte s’effaça dans un sinistre grincement. Il pénétra dans la vaste pièce également bordée d’ouvrages, dont certains s’amoncelaient au sol ou sur le bureau du chanoine. Celui-ci était absorbé dans une lecture qui semblait délicate et Biber se tint devant lui, attendant qu’il relève la tête. Il mit ce moment à profit pour inspecter cet endroit où peu de personnes avaient accès. On murmurait qu’ici étaient stockés les ouvrages les plus rares et les plus précieux, mais les plus tendancieux aussi. Biber essayait de deviner lesquels. Son regard glissa d’un manuscrit ancien relié en cuir à une pile de rouleaux dont les titres éveillaient en lui un mélange de fascination et de curiosité. C’était pour lui une caverne aux trésors, un sanctuaire du savoir où les livres étaient devenus sa plus grande passion. Le père Justin releva enfin la tête. Il se cala au fond d’une énorme chaise de bois et de cuir et reposa ses bésicles.
— Bonjour Biber. Je t’ai fait venir pour savoir si tu progressais dans tes lectures, puisque nous voudrions te voir accéder au titre d’assistant-intendant de la bibliothèque, j’ai vraiment besoin de quelqu’un pour me seconder. Nous sommes loin maintenant de ce jour où l’on t’a retiré de la rivière, encore bébé. On ne savait pas où on allait avec toi. C’est vrai que l’on a vite vu ton intérêt pour les livres et tu t’es montré très assidu pour apprendre à lire. Tu t’es plié de bonne grâce aux différentes tâches que l’on te confiait, continua le père Justin. Ça fait maintenant cinq ans que tu travailles ici, je crois, dit-il en regardant Biber.
— Oui, mon père, c’est cela, répondit Biber circonspect, en se demandant où le père Justin voulait en venir.
— Bien, commenta le chanoine qui marqua une pause. Écoute, je ne vais pas te retenir plus longtemps. Sache qu’à partir de maintenant, j’ai décidé de te laisser accéder aux ouvrages que tu désires. À terme, je souhaite que tu deviennes un érudit au même titre que les lecteurs d’ici. Tu vas me seconder en tant qu’intendant adjoint. Tu le mérites largement.
Biber resta sans voix. Au loin, on entendait le bourdon égrainer un son grave et lancinant. Ce que venait de lui proposer le chanoine était au-dessus de ses plus grands rêves. Avoir accès à tous les ouvrages, même les plus secrets ! Non seulement il venait d’entrer dans la caverne au trésor, mais, en plus, il allait pouvoir en jouir à loisir.
— Je ne sais comment vous remercier.
— En étudiant Biber, tout simplement, en étudiant.
Biber renouvela ses remerciements en sortant. Il rejoignit la salle où seul le père Herbrecht se tenait à l’écart, à la lueur d’un vaste candélabre. Il se redressa légèrement à la vue de Biber.
— Ah, Biber ! Je vois d'ici que ton échange avec le père Justin s'est bien passé. À en juger par ton visage rayonnant, tu n'as même pas besoin de me dire ce qu'il t'a proposé, sourit Herbrecht en se penchant sur un lourd ouvrage dont la couverture semblait porter les marques de nombreuses années d'usage.
Biber sentit une chaleur lui monter aux joues, la fierté mêlée à l'excitation. Il remarqua l'épais volume que le prêtre consultait et, sa curiosité piquée, s'approcha d'un pas hésitant.
— Que lisez-vous, mon père ? murmura-t-il.
Le père Herbrecht lui fit signer d'approcher en soulevant légèrement le livre, révélant une reliure usée ornée de dorures qui avaient dû être splendides à l'origine. Sur la couverture, en lettres en relief, s'inscrivait : Récit de voyage de Thomas de Cithère.
— Tiens, je pense que cela va t'intéresser, répondit Herbrecht avec un sourire. Ce Thomas de Cithère était un voyageur qui a parcouru l'Orient et le nord de nos contrées, il y a quelque quatre-vingts ans. Il y décrit des créatures étonnantes et des peuples qui vivent à leurs côtés. Regarde ce passage, en particulier.
Biber s'approcha davantage, et le père Herbrecht tourna le livre pour lui montrer un chapitre où s'étalait une magnifique lettre enluminée, représentant une créature mi-lion, mi-serpent, au regard perçant et captivant. Biber dévora du regard le passage, et, sous la lumière tremblante des bougies, les mots semblaient vibrer d'une promesse de mystères et de terres lointaines. Les phrases décrivaient des montagnes immenses, des déserts sans fin et des forêts impénétrables. Tout cela éveillait en lui un sentiment de voyage intérieur, aussi fascinant que redoutable.

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