CHAPITRE VI : Benoît
Benoit s’ennuie
Benoit était d’humeur morose. On lui avait confié la tâche inutile à ses yeux, de ranger un bâtiment qui servait de stockage pour le matériel agricole, de la paille et d’autres outils de travail. Il n’y avait pas grand-chose de récent et il était évident que ce secteur de la Collégiale n’était plus utilisé depuis des lustres. La bâtisse donnait sur une cour au pavage inégal. C’était une partie très reculée ou le mur du cloître fusionnait avec celui des remparts. De l’autre côté courait la Tur. Ce n’était pas ce genre d’activité qui allait le conforter dans cette voie de prêtre qu’il n’avait pas choisie.
Tout ça pour en arriver là, soupira-t-il
Soudain submergé par ses pensées et ses regrets, il interrompit son ouvrage et se posa sur un petit tonneau oublié là, tenant son balai. Le souvenir de cette funeste journée où son destin avait basculé restait toujours aussi vif dans ses détails. Son père ne lui avait pas laissé le choix. Il était le cadet, son avenir était désormais dans la vie religieuse. Il lui expliqua lui avoir trouvé une place à la collégiale de Dànn, la plus prestigieuse institution de tout le sud empire. Cela faisait trois ans, maintenant.
Trois ans de vie presque uniquement centrée sur la collégiale. Trois ans d’enseignements dans lesquels il avait réussi à trouver quelques satisfactions. Il ne pouvait nier l’intérêt intellectuel qui l’avait grandi, mais à côté de cela, le quotidien de la vie de prêtre lui pesait. Les journées réglées dans un rythme immuable, ponctuées par les sonneries de la collégiale, l’ennuyaient profondément. L’enseignement dispensé par son instructeur n’avait pas vraiment incrusté la foi au plus profond de son cœur. Il lui fallait régulièrement refouler un sentiment d’y perdre son temps et sa vie.
Il soupira, se leva et erra, l’âme en peine, le long du mur arrière de la cour très lourdement chargé de lierre. Dans un renfoncement du mur, il découvrit une porte à moitié cachée par la végétation. L’état du bois trahissait son âge. Personne ne lui avait parlé d’une telle ouverture d’autant plus qu’il était au niveau des remparts et que cette porte devait permettre de sortir. Nul doute qu’il n’y avait plus grand monde pour en connaître son existence. La curiosité (pardonnez-moi, Seigneur) le poussa à la secouer, mais la porte ne bougea pas. Il batailla quelque peu avant que l’huis ne cédât. Elle s’ouvrit légèrement vers l’intérieur. Il lui fallut encore dégager le sol pour arriver à l’ouvrir suffisamment. Il passa timidement la tête de l’autre côté. Il découvrit effectivement le chemin qui longeait la rivière, juste sous les remparts. Un peu plus loin, quelques lavandières étaient au travail. Elles battaient leur linge avec force et de grands éclats de rire. Benoit réalisa soudain combien il s’était écarté de la vie courante au point que cette simple scène le bouleversait. Les jeunes femmes le virent ; elles furent surprises et éclatèrent de rire.
— Alors, le moine, on veut s’échapper ?
Il resta figé par la timidité et surpris de son audace, il regrettait déjà sa témérité. Son supérieur l’avait moult fois mis en garde au sujet de la femme tentatrice et voilà qu’il se jetait dans la gueule du loup !
— Je ne suis pas moine, je suis prêtre, enfin depuis peu de temps, balbutia-t-il.
L’une d’elles, visiblement la plus délurée, s’approcha tout près.
— Et tu regrettes ? lui demanda-t-elle, un sourire espiègle aux lèvres.
Il sortit complètement de la porte.
— Eh bien euh… je ne sais pas… enfin… non bien sûr.
Il reculait au fur et à mesure que la fille avançait. Ses deux autres compagnes, restées en arrière, pouffaient bruyamment. Elle, si fraîche, le corsage entrouvert, offrait une gorge blanche. Benoit était totalement déstabilisé, en proie à des sentiments contradictoires entre culpabilité et curiosité. Il sentait naître un émoi inconnu qui le mortifia. Il se remémora rapidement ce qu’on lui avait inculqué sur le danger de la femme et le péché de chair, mais il n’arrivait pas à voir dans ce superbe corps, quelque démon que ce soit. Il fixait cette échancrure où la respiration lui laissait entrevoir l’arrondi des seins. Elle comprit vite où se portaient ses yeux, alors elle lui prit la main et la plaqua sur sa poitrine. Il n’avait pas eu le temps de réagir. Il crut défaillir, il aurait dû fuir, loin du démon tentateur. Il était là, confronté au péché. « Mon Dieu, protégez-nous du mal ». Mais il était incapable de bouger avec ce sein qui palpitait dans sa paume, cette peau si douce, si blanche, si chaude. Il sentit son cœur battre au point qu’il avait l’impression qu’il allait sortir de sa poitrine.
— Eh bien, moi, je crois que tu vas y perdre et, pour rien regretter, tu devrais passer un moment avec moi. Lui murmura-t-elle à l’oreille.
— C’est péché, répondit-il sans conviction en ôtant sa main.
— Comme tu veux, je m’appelle Lisette et je serai là, derrière cette porte, vendredi à l’angélus du milieu de journée, sonnant à la collégiale. Si tu ouvres, tu connaîtras le bonheur, si non, tant pis pour toi. Et ne mets rien en dessous, finit-elle en lui soulevant son aube.
— Comme moi.
Elle souleva largement sa robe écrue pour lui dévoiler une superbe toison brune, mais elle rabattit tout de suite le vêtement laissant Benoit au bord de l’apoplexie. Elle rejoignit ses deux compagnes en riant fort. Elles s’éloignèrent le laissant pantelant, il avait entrevu le paradis, ou le chemin de l’enfer.
— Non, non, c’est péché, se répéta-t-il en rejoignant la porte.
Il ne pouvait détacher son regard des jeunes femmes qui s’éloignaient.
— Depuis le temps que je veux faire ça avec un moine, confessa la jeune lavandière à ses compagnes. Je n’sais pas, cette tonsure, ça m’excite.
— Tu ne crains pas le péché, toi !
— Le péché ? des sornettes. Un beau jeune moine puceau, j’en suis sûr, ça oui c’est la vie. Et puis, je ne suis pas chrétienne alors…
— Rien ne dit qu’il sera là, ma Lisette.
— Si ! ça s’est vu dans son regard.
Elle regarda encore Benoît avec un sourire plein de sous-entendus. Son amie s’esclaffa.
— Ah ça, il a bien regardé, oui !
Leurs rires résonnèrent encore longtemps contre le mur du rempart. Benoit les regardait toujours. Il se ressaisit et regagna hâtivement la cour oubliée, refermant la porte avec difficulté. Il hâta le pas, il avait raté le repas. Il se passait en boucle des passages des livres qu’il avait lus sur la femme et ses dangers. Comment concilier ces propos avec la vision de Lisette. Elle lui avait enflammé le sang. Il ne devait y avoir que du bonheur à s’approcher d’un tel être. Dieu ne pouvait pas s’opposer à cela. Il lui sembla qu’une lueur venait de s’allumer au bout d’un long tunnel.

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