CHAPITRE VI : Benoît (suite)
Benoît se confie
Biber pressa le pas dans la longue galerie, ses bottines résonnant faiblement sur le dallage usé, avant de déboucher dans la cuisine. Une agitation joyeuse y régnait, marmites tintinnabulantes, éclats de voix et odeur de pain frais mêlée aux relents d’herbes rissolées. Le cœur de l’abbaye battait ici, dans cette chaleur vivante et odorante qui contrastait avec la pénombre studieuse de la bibliothèque.
Il entra en même temps que Benoît. Le jeune prêtre affichait un visage grave. Ils s’assirent côte à côte à une table de bois massif près de l’âtre où une marmite de soupe bouillonnait doucement. Biber éprouvait une affection spontanée pour Benoît, qui semblait parfois aussi mal ajusté à la vie monastique qu’une nonne dans une taverne. Et aujourd’hui plus que jamais, Benoît paraissait troublé, son regard fuyant.
Le repas des chanoines étant terminé depuis longtemps, l’heure était maintenant au grand nettoyage. Noisette, la commise rondelette et vive, l’accueillit d’un sourire éclatant, le torchon jeté sur l’épaule.
— Tiens donc, voilà notre érudit ! déclara-t-elle en appuyant un doigt taquin sur l’estomac bien rebondi de Biber. Tu dois avoir une petite faim, pas vrai ?
Elle se montrait toujours gentille avec lui. Trop gentille, même, songeait Biber en réprimant une moue.
— Ma foi…
— La foi ? Tsss ! Laisse donc Dieu tranquille quand il s’agit de ton ventre, répliqua-t-elle, les yeux rieurs. Assieds-toi là. J’ai du fromage, un bout de tourte à la viande et une belle tranche de brioche. Ça ira ?
— Parfait, approuva Biber avec un sourire.
Noisette se tourna vers Benoît, et son expression changea, prenant une nuance plus sévère.
— Benoît, tu connais la règle. T’as manqué le repas, je ne peux que te donner une chope de bière.
— Je sais, Noisette, répondit-il en baissant les yeux.
— Tu devrais le savoir maintenant, l’interrogea Biber en haussant un sourcil.
Benoît hocha la tête sans un mot, l’air absent.
— Bon, j’étais occupé dans la cour arrière, à balayer. J’ai perdu la notion du temps.
Biber le dévisagea. La cour ? Vraiment ? Il devinait aisément que quelque chose de plus profond troublait son ami. Mais avant qu’il ne puisse l’interroger davantage, Manon fit irruption dans la pièce. Grande, plantureuse, et dotée d’une voix qui aurait fait trembler une nef entière, elle s’élança vers Biber avec un éclat de rire.
— Mon petit ! Ça fait un bail que je ne t’ai pas vu ! Toujours fourré dans tes parchemins, hein ? Écoute, faut savoir sortir le nez de tes papiers de temps en temps.
Avant qu’il ne puisse protester, elle l’attrapa dans une étreinte qui manqua de l’étouffer, son visage happé par deux seins généreux.
— Allez ! Je parie que Noisette va te nourrir comme un roi. Elle a le béguin pour toi, mon gars, conclut-elle avec un clin d’œil conspirateur avant de repartir.
Benoît, qui s’était contenté d’observer en silence, rompit finalement son mutisme.
— Je ne t’ai jamais demandé, mais d’où vient cette… affection de Manon pour toi ?
Biber reposa son verre d’eau, un sourire nostalgique flottant sur ses lèvres.
— Oh ! C’est une vieille histoire. Tu sais que l’on m’a retrouvé dans la rivière quand j’étais tout bébé, non ?
Benoît hocha la tête.
— He bien, c’est Manon qui a vu une caisse en bois retenue par une hutte de castor. Elle m’a récupéré de justesse avant que le courant m’emporte. Alors, depuis, elle me traite comme si j’étais son propre fils.
— Incroyable, murmura Benoît, les yeux ronds. Et on n’a jamais su d’où tu venais ?
— Non, sans doute de pas très haut sur la rivière, car sans cela, j’aurais été noyé bien avant.
Ils restèrent un moment silencieux, le bruit de la cuisine emplissant les interstices du temps suspendu. Noisette interrompit cette pause en déposant une assiette devant Biber, son regard insistant.
— Te voilà servi, fit-elle avec un sourire.
— Merci, Noisette.
— Je finis bientôt, et toi ?
Biber sentit l’inconfort l’envahir. Noisette espérait une attention qu’il n’était pas prêt à lui donner.
— Je dois aller en ville, répondit-il doucement. Je dois récupérer des teintures pour les encres.
Noisette s’éloigna, visiblement déçue. Benoît la regarda partir, puis se tourna vers Biber avec un soupçon d’hésitation.
— Les filles ne t’intéressent pas ?
La question prit Biber de court. Il fixa Benoît, cherchant à déceler l’intention derrière ces mots.
— Non vraiment, pour le moment, je pense à autre chose. Mais j’ai l’impression que toi tu y penses, non ? Sinon pourquoi me questionner.
Il fixa Benoit avec inquiétude.
— Allez ! s’il y a quelque chose qui te tourmente, tu sais que tu peux m’en parler.
Benoit se tortillait sur sa chaise, tournant son broc de bière entre ses mains. Il prit une inspiration comme pour se donner du courage.
— Je me pose une question…
— Oui… l’encouragea Biber.
— On dit que la femme est péché, car tentatrice pour l’homme et que ça le détourne de Dieu, mais… co… comment peut-on voir le péché dans une simple jeune fille qui passe et te regarde ?
Biber l’observa avec attention. Voilà donc la source de son trouble.
— Eh bien, bon, je ne suis pas religieux. J’étudie les textes sacrés et d’autres qui ne parlent pas de ça. Je ne sais pas trop comment te répondre. Je te rejoins sur cet aspect que j’ai du mal à comprendre moi-même, mais cela ne m’a jamais préoccupé. Mais toi oui, et je pense que tu devrais t’en ouvrir à ton instructeur. Tu as prononcé tes vœux tout récemment, il y a trois semaines. Ne laisse pas ça sans réponse.
Il restait attentif à la réaction de Benoît en pleine perplexité, mais il ne voyait pas comment lui apporter plus de réponses et de réconfort. Il posa sa main sur la sienne.
— Mais tu peux aussi m’en parler quand tu veux, je suis à ton écoute et je voudrais t’aider. Ça va aller ?
Benoît se contenta d’une affirmation silencieuse.
— Allez ! je dois me rendre en ville. Je suis déjà en retard. À bientôt, on en reparle, hein ?
— Oui, souffla Benoît qui resta seul avec ses interrogations.

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