CHAPITRE VI : L'altercation

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Biber se faufila entre les comptoirs resserrés de l’apothicaire, évitant de justesse un pot de terre cuite posé en équilibre précaire. L’herboristerie baignait dans une pénombre tamisée, les rideaux des fenêtres à petits carreaux laissant filtrer une lumière diffuse. L’air était saturé d’un mélange d’odeurs complexes, résine de pin, cannelle, lavande séchée, et d’une pointe de camphre qui chatouillait les narines. Sur les étagères en bois brut, des rangées de fioles, de bocaux et de sachets en toile semblaient attendre patiemment leur usage.

— Bonjour, maître Quentin, salua Biber en ajustant son sac de cuir.

Derrière un comptoir encombré d’ustensiles et de balances, Quentin leva les yeux de son travail, une pince délicatement posée sur une racine qu’il épluchait avec une précision chirurgicale.

— Ah, Biber, j’ai ta commande, répondit-il d’une voix grave, teintée d’une jovialité discrète.

Sans perdre de temps, l’apothicaire disparut dans l’arrière-boutique, laissant Biber seul dans cette caverne aux trésors de remèdes et de teintures. Le jeune homme profita de l’attente pour examiner la boutique. Ici, un bocal rempli d’un liquide ambré où trempait une créature indéfinissable. Là, des bouquets d’herbes suspendus à une poutre, leur ombre projetant sur les murs des motifs dansants. Une tablette contenait des bougies noires et rouges, étiquetées en latin d’une écriture fine.

Quand Quentin revint, un panier en osier débordant entre les mains, Biber sursauta légèrement, absorbé dans sa contemplation.

— Alors voilà, commença Quentin en posant le panier sur une grande table en chêne. On va vérifier qu’il ne manque rien.

Avec méthode, il sortit les articles un à un, les alignant soigneusement devant Biber.

— Tout d’abord, les plantes séchées, des pétales d’iris, pour les nuances bleutées ; de la garance, excellente pour le rouge profond, des noix de galle, indispensables pour les encres noires et du safran, pour les teintes dorées. Celui-là, ajouta-t-il en hochant la tête, a été difficile à obtenir. Vous avez de la chance, un arrivage récent d’Égypte a fait escale à Colmar.

Biber hocha la tête avec intérêt, effleurant du bout des doigts les pétales délicats et les petits grains dorés de safran. Il connaissait désormais tous ces ingrédients.

— Ensuite, poursuivit Quentin, les sels, le minium, pour un rouge orangé vif, le noir de fumée, très pur, et le sel de cuivre, qui donne un vert brillant, mais attention, il est instable.

Biber nota mentalement l’avertissement tout en observant les petits sachets contenant les poudres précieuses.

— Et pour finir, la gomme arabique, indispensable pour lier tout ça.

Quentin conclut en enveloppant soigneusement chaque article dans un tissu de lin, avant de les ranger dans la besace renforcée de Biber.

— Voilà. C’est complet.

Biber passa la bretelle de la besace sur son épaule et fut surpris par son poids, bien plus conséquent que ce qu’il avait anticipé.

— tu dois être devenu un expert maintenant, continua Quentin avec un sourire complice. Je me souviens encore quand tu ne savais même pas distinguer la garance de l’orcanette.

Biber rit doucement.

— J’apprends, maître Quentin. À force d’étudier et d’essayer, je peux déjà fabriquer des encres simples.

Quentin hocha la tête, visiblement satisfait.

— Très bien. Transmets mes salutations au chanoine-intendant. Il sait que, comme d’habitude, il peut régler à son aise.

Biber acquiesça, remerciant l’apothicaire avant de sortir. Il ouvrit la porte et l’air vif de l’extérieur chassa l’arôme entêtant de l’herboristerie.

Viviane négociait un long morceau de ruban et Aude, comme d’habitude, attendait en arrière, trouvant, maintenant que le temps s’étirait un peu trop. Visiblement, le marchand en voulait un prix indu. Cela faisait partie des inconvénients d’être connues comme les filles d’une des plus riches familles de la place. Mais, sur ce point Viviane se montrait intransigeante et faisait preuve d’une fermeté qui impressionnait sa sœur. La transaction se termina enfin avec la victoire de Viviane, comme à l’accoutumée. Au fond, les marchands savaient bien qu’ils n’avaient pas trop intérêt à contrarier les filles de Weinberghügel s’ils voulaient les conserver comme clientes.

— T’en as déjà tellement ! se moqua Aude en la prenant sous son bras.

En arrivant sur la place du marché, elles virent Biber qui sortait de chez l’apothicaire. Elles le connaissaient suite à une visite d’une délégation de la collégiale chez leur père. Elles s’apprêtaient à le héler lorsqu’elles le virent se télescoper avec un homme assez costaud. Il était manifestement distrait par le contenu de son sac. L’homme le repoussa violemment.

— Hé toi le gros, tu peux pas faire attention !

En voulant se ressaisir, Biber se heurta au deuxième compère qui suivait. Celui-ci le saisit au collet et le secoua.

— T’as pas envie de te faire un gros ? demanda-t-il à son acolyte.

Les personnes présentes s’écartèrent prudemment. Ces deux-là étaient connus comme brutaux et violents. Ils étaient sûrs de leur fait et ne s’inquiétaient guère de la foule qui se rassemblait. Ils se resserrèrent sur Biber. Le sang d’Aude ne fit qu’un tour et elle se précipita avant que Viviane n’ait eu le temps de réagir. Elle bouscula le premier qui se présenta.

— Hé toi, tu te crois où, chiabrena ? Lâche-le !

Elle bénéficia de l’effet de surprise, l’homme trébucha et tomba au sol. Aude vit une dague apparaître dans la main de son compère. Elle dégagea la sienne, mais rompu à ce genre d’exercice, l’individu n’eut aucun mal à lui faire sauter des doigts. Il devenait menaçant, s’approchant d’Aude.

— Pas si vite ma belle.

Il fut bloqué brusquement par une lame sur sa gorge.

— Je serais toi, je ne jouerais pas à ça, lui dit Ancelin avec un ton qui ne laissait aucun doute sur la menace.

Aude tourna la tête, découvrant Ancelin. D’un coup d’œil, elle comprit qu’il n’était pas un simple badaud. Tout en lui trahissait un homme aguerri au combat. Sa posture, le calme glacial de son regard et la maîtrise parfaite de son arme faisaient forte impression. Aude ne pouvait nier une certaine attirance envers cet homme avec la puissance et l’assurance qui émanaient de lui. Un homme comme lui savait où frapper et comment.

L’agresseur hésita, cherchant un moyen de se dégager, Ancelin surprit son regard qui observait derrière lui. Il vit juste la forme de l’autre qui s’était relevé et s’avançait, mais qu’il cueillit aisément d’un coup de poing. L’agresseur trébuchât sous le choc et rejoignit le sol pour une deuxième fois, bien sonné ce coup-ci.

— Il semble que t’as pas compris ce que je viens de dire, alors foutez le camp, sinon, c’est moi qui vais m’occuper de vous !

L’homme s’écarta de Biber et rengaina lentement sa dague sous le regard menaçant d’Ancelin qui appuyait la pointe de sa fine épée sur sa poitrine, assez fort pour l’obliger à reculer. L’attitude d’Ancelin fit le reste, il releva son compère et ils s’éloignèrent.

— Je hais ce genre d’individu, commenta Aude.

— Il faut s’en méfier, je les connais, continua Ancelin. Il faut les garder à l’œil, car, avec une humiliation pareille, ils vont avoir la rancune tenace et vous ne passez pas inaperçue, finit-il avec un sourire.

— Je ne crains pas ce type de racaille. Lui répondit-elle avec un air de défi.

Ancelin haussa un sourcil amusé, mais son regard restait protecteur.

— Je n’en doute pas, mais heureusement pour vous que je passais ici en même temps.

Aude haussa les épaules, un peu vexée. La foule se dispersait, frustrée de ce spectacle avorté.

Biber intervint.

— En attendant, merci beaucoup, mais Dame Aude, ça aurait pu mal se terminer tout ça, dit-il en ramassant son sac.

— Bien, je vous laisse entre filles, dit Ancelin qui les salua. Si tu veux, je t’accompagne jusqu’à la collégiale, proposa-t-il à Biber. Je pense que c’est là que tu vas ?

Biber se contenta de hocher la tête et s’éloigna avec son garde du corps providentiel.

Viviane, qui n’avait pas bougé depuis le début de l’altercation, reprit enfin son souffle et serra Aude dans ses bras.

— Tu es incorrigible, j’ai eu peur, tu sais. J’espère que cela n’arrivera pas à la connaissance de père.

— Et puis ? coupa Aude encore sous le coup de la vexation.

Elles reprirent leur route vers la maison, laissant derrière elles une place du marché où l’excitation retombait. Les regards curieux des badauds glissaient encore sur elles, mais Aude, la tête haute, n’en avait cure.

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