CHAPITRE VII : Le temps des intrigues

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Le conseil du gouverneur Hugues de Dabo

La salle du conseil, bien que modeste en taille, respirait une opulence discrète. Les murs étaient tapissés de riches tapisseries aux motifs de chasses et de scènes mythologiques, créant une atmosphère à la fois solennelle et empreinte de sagesse ancienne. De lourdes boiseries sombres, sculptées avec une précision remarquable, recouvraient chaque recoin, leur vernis brillant captant la faible lumière filtrant à travers les fenêtres étroites. Des portraits des précédents gouverneurs ornaient un mur. Au sol, un grand tapis persan d’une finesse remarquable, cadeau précieux de la mère du gouverneur, Heilwige de Dabo, trônait fièrement. Ses couleurs éclatantes et ses motifs complexes contrastant avec le carrelage de Venise, qui apparaissait çà et là dissimulé sous la luxueuse étoffe.

Au centre de la pièce, une imposante table de bois massif dominait l’espace. Son éclat sombre, gravé de motifs anciens, semblait résonner des échos des délibérations passées.

Hugues balaya du regard les sept membres de l’assemblée, retenant à grand-peine un sourire. Leurs silhouettes contrastaient avec la lumière vacillante des torches. Chacun d’eux, portant des vêtements de qualité, arborait l’air grave et concentré qui convient aux délibérations de ce genre. Ils le regardaient avec un mélange d’admiration, de frustration et sans doute d’un peu de crainte. Ils savaient tous qu’il ne devait sa place ici que grâce aux intrigues de son père, mais il en avait cure. Autour de la table, chacun attendait patiemment, espérant que cette réunion soit aussi courte que possible, mais aucun d’eux n’osait briser le silence. Ce n’était pas leur place, et c’était bien à Hugues de décider quand le silence serait rompu. Le poids de l’autorité ne l’écrasait pas, au contraire, il l’allégeait et même s’en délectait.

Il fixa un instant la table devant lui, son esprit déjà ailleurs, balayé par ses propres ambitions. Un an seulement. Il avait pris cette fonction bien plus tôt que prévu, et pourtant, il se sentait déjà maître du jeu. Un sourire presque imperceptible se dessina sur ses lèvres.

Ils pensent que je suis encore jeune, inexpérimenté, que tout cela m'est tombé du ciel, que j’ai hérité du poste par simple faveur.

Il se moquait de cette vision qu'ils avaient de lui. Il était persuadé qu’il était à sa place.

Il inspira profondément et posa la main sur la table.

— Messires, j’ouvre ce conseil restreint. Nous avons plusieurs points importants à aborder ce soir. J’aimerais commencer par les points financiers.

Il marqua une pause et jeta un regard circulaire, pour s’arrêter sur le miseur suppléant du surintendant.

— Commençons par le changement de taxe sur les transactions pour la laine de Reinz. Monsieur le miseur, où en est-on ?

L’interpellé se redressa sur son siège et étala ses papiers devant lui.

— Monseigneur, les résultats sont encourageants. J’ai là les comptes révisés par le surintendant, et, depuis le début de l’année, nous en sommes à près de cent écus d’or. Ce qui est remarquable pour une si petite taxe.

Hugues afficha un air satisfait en se renfonçant dans son fauteuil.

— En effet, je crois que cela dépasse tous nos espoirs.

— Effectivement, et il y a fort à croire que ce sera encore plus remarquable avec les deux foires à venir d’ici la fin de l’année.

Hugues se pencha en avant.

— Cela se montre très prometteur vraiment, mais… dites-moi, comment est-ce perçu par les drapiers ?

Le miseur hocha la tête.

— Je ne vous dirais pas que c’est de bon cœur, mais je crois que la corporation n’a émis des protestations que de pure forme, car ils savent bien qu’ils s’y retrouvent largement. Grâce à cette nouvelle voie commerciale, le commerce est en pleine croissance et Je peux dire que nous avons bien retrouvé notre place d’avant la guerre. Je peux même affirmer que nous sommes, désormais, une halte incontournable pour les voies commerciales nord-sud.

— Je ne peux que confirmer ce qui vient d’être dit, intervint de Weinberghügel.

Hugues sourit. De Weinberghügel, tiens, en voilà un qu’il avait bien accroché à sa botte en l’anoblissant.

— Qui sait, Weinberghügel, peut-être que votre commerce du… coton, je ne me trompe pas ? atteindra un jour, le même niveau et que nous le taxerons.

De Weinberghûgel lui rendit son sourire.

— Je pense que cette étoffe est appelée à un grand avenir, nous en reparlerons.

— Je vous remercie bien, monsieur le miseur. Je vous l’accorde, notre ville offre un attrait équivalent à celui de Strasbourg ou de Keysersberg.

— Effectivement, d’autant plus remarquable que Keysersberg est maintenant le passage obligé pour franchir le massif.

— Je crois que nous avons su aussi proposer un accueil généreux et notre ville est belle. Par contre la sécurité représente un élément important de la qualité de l’accueil et, capitaine, on m’a récemment relaté quelques faits de violences.

La capitaine Hugel se leva comme pour mieux défendre sa position. Sa haute stature lui apportait une position largement dominante.

— Oui c’est vrai, commença-t-elle. Ils proviennent pour certains de quelques individus, pour ainsi dire tous identifiés. Nous en avons intercepté quelques-uns. Tantôt encore il y a eu une altercation avec deux d’entre-deux et… hum, vos filles étaient à cet endroit Monseigneur de Weinberghügel, mais je vous rassure tout de suite, il ne s’est rien passé. Il semble qu’il y ait eu l’intervention heureuse d’une personne et le guet s’est vite rendu sur place. Bon, pour le moment, ils courent encore, mais on va les retrouver.

Bertrand de Weinberghügel, avait blêmi en entendant la capitaine.

— Mais en savez-vous plus ? que s’est-il passé, mes filles vont bien ?

— Oui, tout à fait, je peux vous assurer que l’événement s’est vite réglé. De plus nous connaissons très bien ces deux hommes et ils ne peuvent aller bien loin.

Hugues devinait que, malgré ces paroles rassurantes, de Weinberghügel restait inquiet.

Voulez-vous que j’envoie quelqu’un chez vous pour le confirmer ?

Il se redressa sur son siège.

— Non, Monseigneur, je vous remercie pour votre attention, mais tout semble aller bien.

Il se renfonça dans son siège. Hugues reprit.

— Je me réjouis pour vos filles, de Weinberghügel. J’ai toute confiance dans la capitaine et nous allons les retrouver. Je peux vous assurer que nous ne ferons pas preuve de clémence si les faits sont graves. Monsieur le procureur, je tiens à ce que vous traitiez cette affaire avec promptitude.

Le procureur Behra assura qu’il allait s’en occuper personnellement. À coup sûr, ces deux-là avaient très mal choisi leurs victimes.

— Capitaine, revenons à la sécurité. Dans un mois se déroulera la grande cérémonie de l’été au sanctuaire d’Yggra. Nous savons que ce type d’événement attire toutes sortes de malandrins qui profitent de la liesse générale pour commettre des larcins. Je m’en suis ouvert à la grande prêtresse d’ailleurs.

— Oui, Monseigneur, nous avons pris toutes les dispositions nécessaires, répondit la capitaine avec son assurance habituelle.

Le prélat Odon de Villars, silencieux jusqu’à maintenant, leva la main. Hugues soupira.

Je me doutais bien que nous finirions par l’entendre celui-là.

— Oui, monsieur le prélat.

On perçut nettement un soupir qui courut autour de la table. Le prélat sembla ne pas le percevoir et prit la parole.

— Je vais bientôt aller m’en ouvrir auprès du grand prêtre de Strasbourg. Je lui expliquerai que, pour notre petite ville, la présence de ce temple païen est trop déstabilisante. Sans compter leur fête avec les rues livrées à la débauche, c’est intolérable.

Et c’est reparti !

— Je vous entends bien, père Odon. Mais ces histoires de rue livrées à la débauche ne sont que pure imagination. Il n’y a rien de tel dans les rites d’Yggra. Je vous rappelle la place importante que tient notre religion qui reste chère au cœur du peuple. Et encore plus dans les campagnes. Vous ne pouvez pas espérer imposer la religion chrétienne en les braquant contre vous.

Le prélat se ratatina sur son siège en maugréant et puis il se ressaisit de nouveau au grand dam de Hugues

— Monseigneur, si je puis me permettre.

— Oui ? concéda Hugues avec un soupir dépité.

— Je profite de cet instant. Toujours dans l’idée de pacification, il faudrait enfin envisager une mission de conversion auprès de ces… sauvageons des forêts. Cet ancien culte d’Yggra est ridicule et toutes ces croyances… On soupçonne la présence de sorcières, vous savez. Donc, un petit budget et une garde même restreinte seraient nécessaires. La foi chrétienne doit continuer de s’étendre, c’est notre intérêt à tous non ? Et votre devoir de le facilité sir Dabo.

Son intervention n’apporta que de rares approbations polies. Hugues qui avait du mal à supporter la pression constante de cette église coupa court. Il décida de relancer le débat sur un tout autre sujet. Il n’oubliait pas, toutefois, que le prosélytisme chrétien faisait partie des accords de paix qui avaient suivi la guerre des deux empires. La capitaine Hugel demanda la parole. Hugues lui fit signe.

— Monseigneur, je profite de cette réunion pour vous avertir que l’on m’a rapporté plusieurs signalements d’homme vus se déplaçant dans le fond de la vallée, au pied du col de Blusang.

— Mais qui vous rapporte ces rumeurs ? Qui peut aller se perdre dans ce secteur ?

— Des coureurs de bois, des bûcherons.

— Et vous portez foi à ces ragots ?

— C'est-à-dire qu’il y a plusieurs signalements, Monseigneur.

Hugues réfléchit un petit instant. Il avait toute confiance en la capitaine Hugel, mais ne voyait rien de bien important dans ce qu’elle lui rapportait. Il haussa les épaules.

— Écoutez capitaine, continuez à recueillir ces témoignages. Si les faits se précisent, je pense qu’il faudra en avertir Rodolphe de Bade, le margrave.

La capitaine acquiesça de la tête. Hugues se tourna vers la table.

— Monsieur le miseur, je voudrais m’entretenir avec vous, pour finir la réfection du pavage de la grand-rue. Je pense que les fonds sont disponibles, et aussi voir avec vous, maître Paul, où nous en sommes pour ces canaux d’évacuations des ordures.

— Tout à fait, intervint le miseur, nos finances sont saines et nous pouvons facilement dégager les fonds nécessaires. Si vous m’en faites l’ordonnance, je m’enquerrai, dès demain, de recruter l’équipe d’ouvriers.

— Pour ce qui est de l’hygiène, les progrès sont très visibles maintenant, intervint le practice Paul de Laon. À l’hospice, nous ne voyons plus guère de malades, suite à diverses infections, surtout au niveau des enfants. Quant aux maladies de peau, elles ont considérablement diminué. Il faut, par contre, continuer d’éduquer la population qui ne comprend pas le lien entre tous les rejets d’ordures et les miasmes qu’ils véhiculent. Les chanoines font un bon travail de ce côté-là, mais il faut admettre que les vieux réflexes de faire ses besoins dans la rue ou d’y jeter tous ses déchets sont encore présents. Mais la situation s’améliore. Le plus bénéfique a été de regrouper les activités les plus nocives le long de la rivière. Je sais bien que cela ne s’est pas fait facilement et je remercie la capitaine Hugel pour son efficacité. Et je terminerais en disant un mot des bains publics qui ont évidemment aussi contribué à assainir la ville.

— Oui, mais alors là, ces bains ne correspondent pas tout à fait à l’esprit chrétien que nous voulons promouvoir, il me semble, intervint de nouveau l’échevin.

Il écarta les bras.

— Ces corps nus d’hommes et femmes qui se mélangent nous éloignent beaucoup de la notion de vertu. L’on m’a même rapporté qu’il y aurait…

— Père Odon, le coupa Hugues, je vous le répète, vous devez comprendre que la religion chrétienne est encore récente chez ce peuple pour qui la relation au corps et à la nudité est très éloignée des valeurs chrétiennes, je vous le concède. Toutefois, ces bains publics sont essentiels. Vous oubliez que les valeurs chrétiennes prennent du temps à s'enraciner. Je vous conseille de tempérer vos critiques si vous souhaitez vraiment convertir ce peuple, assena sèchement Hugues qui avait beaucoup de mal à supporter le prélat.

Mais celui-ci n’en démordait pas.

— J’ai entendu dire que des femmes et des hommes s’épilaient dans ces bains. C’est aller contre la volonté divine, car on ne doit pas toucher à son corps qui est tel que Dieu l’a créé. Vous ne devriez pas tolérer cela. Termina-t-il en se renfonçant dans son siège.

C’était trop pour Hugues

— Par pitié, cessons ces jérémiades, il y a des choses plus urgentes à traiter, et je n’ai pas de temps pour m’occuper de telles futilités, merci.

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