CHAPITRE VII : Le temps des intrigues
Chez les de Weinberghügel
À peine arrivé, Bertrand de Weinberghügel chercha ses filles. Il trouva, sans surprise, Viviane dans sa chambre qui étalait ses achats avec sa servante.
— Ah, ma fille, dis-moi : que s’est-il passé en ville ?
Elle vint poser sa tête contre sa poitrine et l’enlaça.
— Père, rien de grave, répondit-elle en s’écartant pour le regarder.
— Le pauvre Biber, vous savez ce jeune qui a été élevé par les chanoines ? il a été pris à partie par deux malandrins. Aude, vous la connaissez, a voulu intervenir, cela aurait pu mal se passer. Mais un homme a eu vite fait de les chasser. Un homme visiblement aguerri aux armes. Nous sommes rentrées immédiatement. Mais tout va bien, père, finit-elle par dire, voyant qu’il continuait d’afficher un visage sombre.
Elle continua sans attendre une réponse.
— Par contre, qui est cette étrange personne qui vient d’arriver ? On nous a parlé d’une… noire ?
— Évidemment, Aléma ne passe pas inaperçue. Oui c’est tout à fait exact, je vous attends dans mon bureau tout à l’heure, tu iras chercher ta sœur.
Il alla trouver son secrétaire.
— Alors, Gerald, tout s’est bien passé avec notre… invitée ?
Le petit homme qui paraissait encore plus petit face à la haute stature de Bertrand bafouilla.
— Oui… bon… j’avoue qu’elle m’a impressionné, Monseigneur. Elle est arrivée avec son oncle qui ne pouvait pas rester. Il a dit que vous le verrez demain. Comme vous me l’avez demandé, je l’ai conduite dans son logement. Elle n’en est pas ressortie depuis. Je crois qu’elle vous attend en fait.
— Bien, allez la chercher.
Il préféra rester debout, se remémorant cette étrange et dramatique histoire qui l’avait amené à accueillir l’Abyssinienne. On toqua à la porte, Gerald s’effaça pour laisser entrer une femme magnifique, à la prestance naturelle et au port altier. Elle dégageait une démarche gracieuse, mais assurée. Elle affichait une élégance naturelle, rehaussée par une impression de force contenue. Bertrand de Weinberghügel, malgré lui, sentit son trouble et dut faire un effort pour se ressaisir.
— Vous… euh tout se passe bien, vous êtes bien installée ?
— Tout est parfait, monsieur.
Elle s’exprimait correctement, mais avec un fort accent.
— Je constate que vous maîtrisez notre langue.
— Oh vous savez, presque un an de voyage, j’ai eu le temps d’apprendre. C’est mon oncle qui m’a éduquée.
Ce petit lapsus fit sourire Bertrand.
— Comment s’est passé ce voyage, justement.
Elle se détendit.
— Oh… cela a été long c’est vrai, mais il ne nous a pas arrivé de mauvaises histoires. Je me suis… - elle cherchait ses mots - « consacrée » sur ce que j’ai appris.
Il pensa que ce n’était pas le moment de parler sémantique.
— Bien ! Je pense que mes filles vont arriver. Je crois que votre oncle vous a expliqué la tâche que je voulais vous confier ?
Elle sembla hésiter.
— Oui cela est tout à fait dans mes capacités. Je suis très habile aux armes.
— C’est ce que m’a confirmé votre oncle, oui. Je constate d’ailleurs que vous avez la tenue.
Dès son entrée, la livrée d’Aléma avait contribué à l’effet de surprise. Elle était habillée comme un soldat, chausses et pourpoint de cuir sombre serré par une large ceinture. Bertrand reprit.
— Je sais les tristes événements que vous avez traversés, et…
— C’est vrai, l’interrompit-elle, mais… je voudrais que vous disez rien à ce sujet, s’il vous plaît. On ne doit pas savoir qui je suis, ni rien de mon histoire.
— Bien sûr, toutefois, je pense que vous êtes consciente que vous n’allez pas passer inaperçue à Dànn ?
Il marqua une hésitation. Elle esquissa un sourire.
— Mais je suis convaincu que vous êtes la personne qu’il nous faut.
Aléma hocha la tête.
Un brouhaha derrière la porte l’interrompit et les jumelles entrèrent en pleine discussion. Bertrand rit intérieurement en voyant leurs visages se figer. Il préféra laisser encore quelques secondes pour bien asseoir l’effet que leur faisait Aléma. Enfin il reprit l’initiative.
— Aude, Viviane, je vous présente Aléma. Elle nous vient tout droit d’Égypte, mais elle est originaire d’Abyssinie.
— Mes damoiselles, salua Aléma.
Devant le lourd silence, Bertrand reprit l’initiative.
— Mes filles ! Je vous ai déjà expliqué notre nouvelle situation. Par les faveurs du gouverneur, nous occupons maintenant une place de haut rang au niveau de Dànn. Pour cette raison, je préfère que vous soyez désormais sous bonne escorte et c’est Aléma, ci-présente, qui va assurer cette tâche.
Aude, enfin, arriva à articuler.
— Ah bon, je comprends. J’avoue être impressionnée par Aléma.
Bertrand vint au secours de sa fille.
— Vous connaissez bien sûr cette nouvelle étoffe que je fais venir de ce pays. Eh bien, Aléma est une nièce du courtier qui assure mon commerce là-bas. Sa famille a, hélas, connu bien des malheurs et… je ne veux pas en parler ici, mais disons que je me suis proposé de recueillir Aléma qui n’avait plus de toit. Elle a, par ailleurs, exprimé le désir de venir chez nous. Et cela tombe bien, car elle dégage de larges qualités de bretteuse. Dànn est sûr, mais une mauvaise rencontre peut toujours arriver, comme vous l’avez constaté.
— Mais, reprit Aude, comment… enfin… elle va venir avec nous ?
— Oui, écoute, je te connais assez pour savoir ce que tu vas me dire. Tu es capable de te défendre toute seule, tu sais te battre, etc. Mais c’est non négociable.
C’est maintenant que ça se joue.
Il craignait depuis le début la réaction de sa fille qui n’allait pas manquer de réagir défavorablement. Mais, à sa grande surprise, Aude resta silencieuse, puis elle reprit la parole.
— Non… enfin, je comprends… si vous croyez…
Bertrand allait de surprise en surprise. Décidément, cela ne se passait pas comme il le craignait et tant mieux.
— Bon… bien, alors c’est entendu. Aléma va s’installer ici, s’empressa-t-il de rajouter, et je vous serais reconnaissant de me tenir au courant de vos projets. Je m’en remets à vous, je dois vous faire confiance. De toute façon, Aléma me rendra compte.
— Je vous assure que je ferai de mon mieux, intervint Aléma.
— Alors c’est entendu ? Je vous laisse, j’ai encore des affaires à régler et j’ai une réunion.
Aude s’adressa à la belle Abyssinienne.
— Eh bien, Aléma, je pense que ce serait bien si je te faisais un peu visiter notre domaine.
De mieux en mieux ! pensa Bernard.
Il se dit que oui, vraiment, ça se passait au mieux
— Très bonne idée, conclut-il.
Il vit Aude faire un grand sourire à Aléma.
— On y va ?
Cette dernière fit un signe de tête à Bertrand qui approuva. Aude disparut avec l’Abyssinienne devant une Viviane qui n’avait pas dit un mot et visiblement les regardait partir, médusée. Elle se tourna vers son père avec un haussement d’épaules pour lui faire comprendre que tout cela la dépassait un peu.
— Ça va aller, tu verras.
Elle sortit toujours sans un mot. Bertrand eut un grand soupir de soulagement, satisfait de la manière dont s’était passée l’entrevue.

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