CHAPITRE VII : Le temps des intrigues
La chambre des jumelles, vaste et haute de plafond, baignait dans la lumière du jour déclinant, grâce à deux grandes fenêtres richement ornées de vitraux. Sur le sol s’étalaient des tapis assez épais et moelleux, les murs lourdement recouverts de tentures et de tapisseries ne laissaient plus apparaître une seule pierre. Les deux lits trônaient au centre. Cela ne faisait pas si longtemps que les jumelles ne dormaient plus ensemble. Ces lits séparés étaient devenus le symbole silencieux d’une distance naissante entre elles, une fracture infime, mais douloureuse dans leur lien autrefois fusionnel.
À côté du poêle en terre cuite, un peu à l’écart, deux servantes s’activaient à remplir le grand baquet en chêne d’eau chaude. Un drap blanc en garnissait l’intérieur et une haute tenture s’élevait jusqu’au plafond entourant le bain à moitié, pour en conserver le maximum de chaleur. Aude, déjà nue, grignotait des fruits posés dans une coupe. Viviane achevait de se déshabiller, aidée par une servante. Une fois le bain prêt, les deux servantes quittèrent la pièce. Les jumelles se glissèrent avec délectation dans l’eau chaude, à la limite du supportable. La vapeur les enveloppa aussitôt, créant un cocon intime propice aux confidences. Viviane était impatiente de questionner sa sœur.
— Ma chère sœur, je suis surprise de voir comme tu as accepté le projet de père avec Aléma, sans même protester. Cela ne te ressemble pas ; toi, si prompte à prétendre que tu sais te battre comme un homme. Et puis cette idée d’aller lui faire visiter la maison…
Aude restait silencieuse, un étrange sourire sur les lèvres. Elle prit une profonde inspiration.
— Eh bien c’est que je trouve Aléma très séduisante, vois-tu.
Viviane se figea légèrement, déconcertée par ces mots. Elle sourit à son tour, pensant à une plaisanterie, mais l’attitude de sa sœur la troubla.
— Séduisante ? Oui c’est vrai, elle semble d’agréable compagnie et assez instruite. Je pense que c’est pour ça que père l’a choisie.
— Elle est jolie.
Le ton d’Aude, plus grave, fit écho dans le silence. Viviane fronça les sourcils, perplexe.
— Jolie ? Elle est très élégante dans tout ce qu’elle fait, oui c’est une belle personne, mais je ne vois pas comment cela t’a convaincu d’accepter si facilement cette… protection.
Aude soupira doucement, détournant un instant le regard comme pour trouver la force de poursuivre. Elle posa ses bras sur le rebord du bain et murmura.
— Ma petite sœur, n’as-tu jamais remarqué que je ne regarde pas les hommes ? Tu vois bien que je n’ai aucun prétendant et que je n’en cherche pas, à la différence de toi, finit-elle en lui mettant son doigt entre les deux seins.
Viviane ouvrit la bouche pour répondre, mais aucun son ne vint. Ces paroles, qu’elle avait peut-être inconsciemment refoulées, résonnaient avec une étrange évidence.
— Oui, c’est vrai, je me suis interrogée quelques fois, mais après tout, je pense que, pour le moment cela ne t’intéresse pas.
— L’amour m’intéresse, tout comme toi, mais pas envers les hommes.
Ces mots, si simples et pourtant si lourds de sens, restèrent suspendus dans l’air. Viviane sentit son cœur battre plus vite, luttant pour comprendre.
— Je suis attirée par les femmes, lui souffla Aude tout doucement en se penchant vers elle.
Viviane fut traversée par des sentiments contradictoires qui allèrent de la surprise à l’étonnement. Puis elle comprit enfin. Elle resta sans voix à fixer sa sœur. Aude gardait le silence, semblant guetter sa réaction.
— C’est vrai que nous n’avons jamais parlé de ça. Tu ne t’es vraiment jamais posé la question ?
Viviane se ressaisit, encore sonnée par la révélation et surtout en colère contre elle-même. Comment ne pas s’être interrogée plus que ça sur cet aspect de la personnalité de sa sœur. Comment avait-elle pu ignorer cela ? Elle, qui connaissait Aude mieux que personne ?
— Je suis désolée, Aude, je n’ai rien vu, j’aurais dû, hein ? quand-même ! finit-elle en baissant les yeux.
— Ma chérie, viens là, dit-elle en écartant les bras.
Viviane se blottit contre elle, et Aude l’enserra doucement, déposant un baiser sur ses cheveux.
— Je suis tout autant blâmable que toi de ne t’avoir rien dit.
Leurs respirations s’entremêlèrent dans ce moment de tendre complicité retrouvée. Après un long silence, Viviane releva la tête, un sourire timide aux lèvres.
— Mais alors les hommes… pas du tout ?
Aude rit doucement, un éclat joyeux qui brisa la tension.
— Eh bien non, ces muscles, ces poils et ce machin entre les jambes, non… vraiment… non !
Viviane éclata de rire malgré elle.
— Ce… machin entre les jambes, tu en as vu beaucoup ? s’interrogea Viviane assez perdue. Bon c’est vrai qu’avec ce qu’on a vu tantôt, je comprends que ce soit plutôt repoussant.
Aude rit de bon cœur à son tour.
— Non, je te rassure, c’est plutôt une exception. Je suis allée quelques fois aux bains et oui, j’en ai vu. Les hommes et femmes sont nus et mélangés là-bas, tu le sais bien.
— Et c’est bien pour ça que je n’ai jamais voulu y aller, mais toi, si ! décidément, finit-elle en se renfrognant.
Viviane se pelotonna contre sa sœur, pensive. Elle murmura d’une voix presque inaudible.
— Alors, Aléma…
— Oui, Aléma, reprit Aude avec une douceur inattendue. Elle m’attire. Vraiment beaucoup.
Viviane observa le visage de sa sœur, illuminé par une émotion qu’elle ne lui connaissait pas.
— Mais elle, comment sais-tu que… ?
— Nos échanges de sourires m’en ont dit beaucoup. J’ai déjà vu ce sourire chez des femmes aux bains justement. Et Aléma… oui je pense qu’entre nous deux, il y a quelque chose. Alors de savoir qu’elle va loger chez nous !
— Ah oui, maintenant, je comprends tout.
Elle resta encore silencieuse, en pleine réflexion. Elle regarda sa sœur. Elle n’avait encore eu aucune expérience de l’amour et ne pouvait que l’imaginer.
— Pour moi, un homme, c’est… c’est beau, c’est grand, c’est fort. Quand je pense à Hugues et bien…
— Ça te fait des choses ?
— Oui, souffla-t-elle gênée. Justement, tout ce que tu dis m’attire, il est fort, il peut me protéger. J’ai envie de me blottir contre sa poitrine... voilà.
— Eh bien, moi, c’est la douceur du corps de la femme qui me séduit. La douceur de la peau…
Aude caressa tendrement le bras de sa sœur, un sourire attendri sur les lèvres.
— Tu sais, c’est attirant aussi. Allez ! je vais te laver les cheveux.
— Promets-moi maintenant qu’il n’y aura plus du tout de secrets entre nous, on se dit tout, même… ces... choses-là.
— Promis, ma chérie, on se dit tout.

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