CHAPITRE VIII : La fête chez les charbonniers
Le récit du Derr
Les Bergmann et les Waldener s’étaient retrouvés à l’extérieur. Les sœurs de Flore s’attelaient à la réalisation d’une belle couronne de fleurs pour leur aînée. Les floraisons n’étant pas encore nombreuses à cette époque, elles avaient dû, avec leur père, descendre assez bas, chercher des anémones et des marguerites. Elles les mélangèrent avec une tresse de lierre. Bella, Lia et les deux sœurs de Thibaut s’étaient occupées des légumes, des navets et des oignons destinés à agrémenter le ragoût.
L’après-midi se terminait. De grands éclats de voix, ponctués d’un cri de chien, firent lever les têtes. Rien d’inhabituel, le Henki avait déjà anticipé la fête et, fidèle à ses tristes travers, avait forcé sur le schnaps. Comme d’habitude, cela dégénérait en dispute violente entre les époux, le tout accompagné des pleurs des plus jeunes. Cendrine, l'aînée, essayait d’intervenir, mais surtout de protéger ses trois petits frères et sœurs. Steinmann se dirigea d’un pas ferme vers la cabane. Il était un des rares à savoir calmer cette brute, avant qu’il ne tape sa femme. Il est vrai que sa stature au-dessus de la moyenne avec un corps tout en muscles rompu aux durs travaux, en imposait. Sa voix forte complétait le tableau. Un silence relatif suivit son intervention.
Les ombres s’allongeaient, le soir s’installait discrètement. Toute la communauté convergea progressivement vers le centre du camp et se regroupa autour du grand foyer. Diverses discussions couraient, rassemblant des groupes éphémères. Évidemment, le Derr en était le plus souvent l’objet. Une nuée d’enfants galopait tout autour de la clairière avec son lot de cris et de chamailleries. Tous les ingrédients du repas furent apportés. Chacun se posa sur un siège improvisé en se couvrant les épaules avec des couvertures, des peaux ou des capes. Les yeux confluèrent vers le Derr lorsqu’il apparut, encadré par ses deux frères. La famille de Flore arriva en dernier et se plaça au centre de l’assemblée, à côté de la famille Waldener. Flore aperçut, parmi les nouveaux venus, les Neumann, un tout jeune couple fraîchement intégré. Elle échangea un sourire avec Alix, la jeune femme enceinte qu'elle avait déjà appris à apprécier pour sa douceur et sa sensibilité. À ses côtés, Thibaut était détendu, alors qu’elle cherchait toujours à dissiper cette ombre légère qui lui pesait depuis leur retour.
Le brouhaha s’apaisa lorsque Thalia se leva.
— Mina Kind, mes enfants, je n’avais aucun doute sur la bienveillance des dieux à votre égard. Je suis persuadée que votre union sera heureuse et féconde. D’ici Mabon, nous aurons le temps de préparer cette cérémonie et je devrai vous donner quelques enseignements importants pour votre avenir. Alors, ce soir, profitons de cet instant.
Sa voix, douce et assurée, sembla apaiser l’assemblée, et une onde de respect parcourut le cercle. Steinmann, en gardien attentif, se leva à son tour et fit signe à Guer et Brotdieb de servir le gruit. Les gobelets de bois passèrent de main en main, et les deux hommes versèrent généreusement pour tous, même pour les enfants, bien que leur portion fût largement diluée. L’odeur réconfortante du ragoût enveloppa le camp tandis que Lia, Bella et les filles commençaient à servir les assiettes fumantes. Dans un premier temps, on n’entendit que les bruits de mastication. Brotdieb demanda à son frère Fischer de leur donner un coup de main pour continuer à distribuer la boisson largement plébiscitée. La nuit entourait désormais le groupe. Les flammes dansantes créaient un théâtre mouvant de lumière sur les visages fatigués, mais satisfaits. Les estomacs furent repus plus ou moins vite et le gruit en avait déjà assommé un ou deux qui somnolaient sur place. Une torpeur douce, presque contagieuse, imprégnait l’air, mais les conversations reprenaient ici et là, des éclats de rire ponctuant le murmure général. C’est alors que le boiteux, bien avancé sur la voie de l’ivresse, lança.
— Alors… le Derr, t’as pas dit c’que t’as vu, des sorcières ou quoi, ricana-t-il. En tout cas j’sais pas c’qu’elles t’ont fait, mais ça t’a secoué, hein ?
— Bon, ça suffit le boiteux, on n’a pas besoin de tes commentaires, l’interrompit Steinmann.
L’intéressé s’affala en marmonnant des mots incompréhensibles. La vieille intervint.
— Il dit avoir vu quelque chose d’effrayant. On sait tous ici que notre monde est plein de sortilèges et d’êtres plus ou moins malfaisants. Alors, nous devons rester vigilants et garder confiance envers les dieux. Laissons-le raconter son histoire.
Elle se tourna vers lui pour l’encourager. Il se leva et, peut-être réchauffé par la bière, regarda le groupe avec aplomb.
— Ben voilà… j’étais au rocher des sorcières pour trouver les champignons de la grand-mère… Alors, j’en ai trouvé, y’en avait un beau groupe (il mima avec ses mains). J’ai vite ramassé, mais là j’ai entendu du bruit… en bas dans les buissons.
Il s’interrompit, un grand silence tomba, tout le monde restait suspendu à la suite de l’histoire. Il se redressa. L’éclairage brut des flammes lui taillait le visage à la serpe, durcissant ses traits et renforçant la tension de son récit. Il reprit, plus bas, comme s’il craignait que ses mots réveillent quelque chose de tapi dans l’obscurité.
— Ke Àngscht.(pas peur) le Derr, m’suis dit. Fallait que je redescende de toute façon.
Un nouveau silence. Même les enfants s’étaient immobilisés, captivés malgré eux par la tension palpable.
— J’suis descendu… et là, du bruit de nouveau. Ça ressemblait à une bête qui mangeait, mais… c’était sale, ça bavait, des craquements… äkelhàft (répugnant)…
Il se tut, le regard ailleurs, se remémorant la scène. Tous les yeux étaient fixés sur lui. Il dut faire un effort pour reprendre le récit.
— J’ai pensé à un ours ou un sanglier… J’m’suis caché. La bête est sortie et là, j’l’ai vu…
Il s’arrêta net, le souffle court, ses mains crispées. La tension devint presque insupportable. Il resta immobile, la respiration accélérée, les yeux écarquillés et fixes. Personne n’osait prononcer un mot de peur de couper le récit. La vieille posa une main rassurante sur son bras, l’appelant doucement à continuer. Il sembla sortir de sa torpeur et se ressaisit.
— J’l’ai vue, par la lumière blanche, oui j’l’ai vue ! C’était… c’était… une sorte de sanglier, mais un sanglier furchtbàr, monstrueux.
Une rumeur inquiète traversa l’assemblée.
— Comment dire, énorme, d’fall (poils) étaient raides plus piquant que des lances, ça hérissait le dos. Z’étaient noirs, oui, mais noirs comme…
Il chercha ses mots, le visage tordu par l’effort.
— … comme la nuit, sans reflet, le néant. Une écume… rot (rouge) Schàrlàchrot (écarlate) lui couvrait la gueule et le poitrail. Mais c’est pas ça le pire. Non… c’était ses yeux… Par Yggra, ses yeux…
Il revivait la scène, il mimait, il était couvert de sueur avec le regard qui roulait de droite à gauche. Toute l’assemblée était à ses côtés, face à la bête.
— Ses yeux… Par Yggra… ses yeux jetaient des éclairs rouges !
Il cria presque ces derniers mots, faisant sursauter les plus jeunes. Il mimait la bête, les poings serrés, la sueur coulant sur son visage livide.
— Et il puait la charogne, ya schtencka. Ses grognements ressemblaient à un taureau… par tous les dieux, j’le jure, par la lumière blanche, oui l’ai vu, d’r Täifel (un démon).
Il s’effondra sur place. Le silence, pesant, lourd, empêtrait l’auditoire comme une brume épaisse et malsaine. Personne n’osait bouger, comme si l’histoire avait donné corps à la bête et qu’elle rôdait à présent parmi eux. Steinmann prit la parole.
— Bon, nous connaissons le Derr, nous savons qu’il est un peu fragile, avança-t-il avec un regard vers les frères. Mais son récit est inquiétant, alors d’Alta, qu’en penses-tu ? finit-il en se tournant vers Thalia.
Elle se leva lentement. Tout le monde espérait une explication.
— Lorsqu’il est revenu, le Derr m’a raconté la même histoire et là, il la répète sans changer. Alors je ne sais pas encore, mais il y a peut-être une vérité. Maintenant, comme le dit bien Hans, le témoignage d’un homme qui a eu peur est-il fiable ? Pour l’instant, je suis désolé de ne pas pouvoir vous en dire plus. Le Maigre m’a dit avoir vu Moccus (*), mais non, ce n’est pas possible, alors je vous le répète, je ne sais pas ce qu’il a vraiment vu. J’irai interroger les présages et les dieux.
Elle se tut et regagna sa place.
Le « vieux », Naraël de son vrai nom, se leva. Jusqu’à maintenant il n’avait pas encore parlé. Il tenait son surnom du fait que l’on ne connaissait pas son âge. Il faisait encore preuve d’une très grande vigueur malgré un corps décharné d’apparence trompeuse. Son visage disparaissait sous une barbe cendrée, envahissante et d’épais sourcils qui ne pouvaient dissimuler deux yeux gris-bleu pleins de vivacité. Son savoir étendu en avait fait la mémoire vivante du groupe et demeurait extrêmement respecté pour cela.
— Vous vous inquiétez et c’est normal. Je vais aider Thalia à en savoir plus. Je peux vous assurer que nous pourrons vous apporter des réponses. Mais ce soir, je vous rappelle que nous fêtons une future union et que nous devons rester confiants.
Hans Steinmann s’adressa à l’assemblée.
— Le vieux a raison : réjouissons-nous pour le moment. Allez une dernière tournée de gruit.

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