CHAPITRE IX : Un nuit à Dànn

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La traque d’Ancelin

La soirée animée s’éternisait à la taverne du chat noir. Le groupe des maçons avait bu plus de bière que de raison et quelques fins de phrases montaient dans les aigus. Ancelin savourait son ragoût de mouton arrosé d’un vin d’Eguisheim réputé. Il avait remarqué l’entrée des deux inconnus déjà repérés le matin. Ils étaient décidés à manger ici. Il les observa longuement en faisant attention à ne pas attirer leurs regards, mais ils étaient à l’autre bout de la pièce. Ils ne parlaient presque pas et semblaient très attentifs aux propos échangés dans la salle. Ancelin avait l’impression d’être en face d’observateurs, voire même d’espions. Mais pour qui, pourquoi ? et qui pouvaient-ils surveiller dans ce cas ? Décidément, ces deux gars étaient une énigme. Un homme, visiblement ivre, lui aussi, haussa la voix face à son voisin de table.

— Mais je te dis ce que j’ai vu, là-haut, vers la tourbière. Une troupe de gars bizarres, et armés. Ils ne se déplaçaient pas comme nous… comme… des bêtes… comme… des… chats. Par la lumière blanche, oui, j’le dis, j’les ai vu.

— Ouais, le boiteux, j’crois surtout que t’avais déjà commencé la bibine cet après-midi et d’abord qu’est-ce que t’es allé foutre dans ce coin où plus personne ne met les pieds ?

L’intéressé termina dans des borborygmes incompréhensibles et s’affala sur la table. Clairement, il avait bu plus que ce qu’il pouvait supporter. Son voisin de table se leva, fit un geste de dépit et laissa son acolyte à moitié endormi.

Ancelin laissa passer une heure. Il avait encore le temps.

Garin Heyer caressait doucement le dos d’Adélaïde, allongée nue à ses côtés. Ses doigts glissaient sur ses courbes avec une tendresse infinie, comme pour imprimer à jamais ces sensations dans sa mémoire. Il la voyait frissonner sous ses gestes, et ce frisson le poignardait d’autant plus qu’il savait combien tout cela était éphémère.

Leurs visages presque collés, il murmura, sa voix brisée par une émotion qu’il ne pouvait plus contenir.

— Je ne pourrai jamais vivre sans toi.

Elle ouvrit les yeux, amusée, mais ils trahissaient une légère inquiétude.
— Mais je suis bien là, Garin. Pourquoi ces pensées sombres ?

Pour toute réponse, il l’embrassa longuement, désespérément, comme s’il voulait repousser ces mots qu’il ne pouvait prononcer. Quand leurs lèvres se détachèrent, il ferma les yeux, et une larme roula sur sa joue, s’écrasant silencieusement sur l’épaule d’Adélaïde.

Sans le voir, elle posa une main sur son torse, s’abandonnant à cet élan d’intimité inattendu. Mais Garin ne pouvait chasser les images terribles qui l’assaillaient ; les créanciers à sa porte, la perte de ses biens, le déshonneur. Et, pire que tout, le visage d’Adélaïde, plus beau encore que ce soir, mais teinté de déception. Il imaginait ce moment où elle partirait, car il n’aurait plus rien à lui offrir.

Ses lèvres se posèrent sur son cou, ses épaules, ses seins, cherchant refuge dans la douceur de sa peau. Mais chaque baiser était comme une prière silencieuse, un adieu qu’il n’osait formuler.

Depuis un moment interminable, Ancelin guettait, immobile à l’abri de la bruine, la sortie de maître Blenner de cette maison. Il possédait la patience infinie du chasseur. Abrité dans un renfoncement, il écoutait le martèlement régulier de l’eau qui ruisselait sur le pavé, redessinant le paysage en ajoutant des reflets mouvants aux pavés luisants sous la lumière vacillante de quelques lanternes espacées.

Enfin, la silhouette du ferblantier apparut sur le seuil, découpée comme une ombre contre la rue humide. Il affichait un sourire satisfait, les épaules légèrement relâchées. Il leva les yeux vers le ciel chargé, puis poussa un soupir agacé avant de rabattre la capuche de sa cape bleue sur sa tête. Ses bottes claquèrent sur les pavés tandis qu’il s’engageait dans la rue. Ancelin se tendit, prêt à bouger, mais se figea aussitôt. Deux autres hommes émergèrent de la maison, échangeant des paroles sourdes étouffées par le bruit de la pluie. Ancelin recula dans l’ombre.

Les trois hommes échangèrent quelques mots à voix basse avant de se séparer. Ils passèrent à quelques pas seulement d’Ancelin sans le voir. Lorsqu’ils tournèrent à l’angle, Ancelin se glissa furtivement le long du mur, ses pas aussi inaudibles que la pluie qui ruisselait des toits.

Blenner avait pris un peu d’avance, mais Ancelin, aguerri à ce genre de traque, rattrapa aisément son retard. Sa proie avançait d’un pas décidé, la tête baissée, ignorant tout du danger qui le suivait. La pluie, alliée providentielle, brouillait les sons et assourdissait le monde autour d’eux. Ancelin se fondait dans les ombres mouvantes, évitant les flaques qui trahiraient sa présence.

Garin la regardait comme s’il voulait graver ce moment dans sa mémoire, chaque courbe, chaque frisson. Il adorait Adélaïde comme un naufragé adore le rivage, avec une intensité désespérée, sachant qu’il serait bientôt emporté par les flots. Son amour pour elle n’avait d’égal que sa peur de la voir partir, brisée par le poids de ses dettes. Dans ses bras, il retrouvait une illusion de contrôle, une échappatoire. Sa passion pour elle, ce soir, était un cri de défi lancé à l’inéluctable.

Il se glissa sur elle, ses lèvres effleurant sa peau avec une lenteur douloureuse. Quand il la pénétra, ce fut comme pour arrêter le temps. Ses mouvements de reins étaient empreints d’une douceur violente, une lutte contre l’échéance. À mesure que son désir montait, ses larmes ruisselaient plus régulièrement, mélangeant le sel de son chagrin à la moiteur de leurs corps. Adélaïde, les yeux fermés, ne percevait pas son trouble. Elle semblait s’abandonner à son tour.

Ancelin, maître de la traque, était une ombre dans la nuit. Il avait laissé à Blenner l’illusion de solitude, restant invisible, effaçant toute trace de sa présence. Il conservait une distance constante entre lui et sa proie.

Le ferblantier, peut-être par instinct ou à cause du silence oppressant, se retourna soudainement. Ancelin, déjà sur ses gardes, avait anticipé ce geste. Il se colla au mur, parfaitement immobile, ombre parmi les ombres. Blenner fronça les sourcils, scruta l'obscurité quelques secondes, puis haussa les épaules et reprit sa marche.

Mais ce moment d'hésitation avait éveillé une vigilance chez lui, ses regards en arrière devinrent plus fréquents, renforçant l’attention d’Ancelin. Chaque mouvement était mesuré, fluide, calculé pour rester hors du champ de vision de sa cible. Il sentait la tension monter en lui, cette exaltation froide qui précédait toujours l'acte final. Le ruissellement de l'eau le couvrait, et chaque goutte qui s'écrasait sur les pavés semblait battre au même rythme que son cœur. Un filet d'eau épais serpentait au milieu de la rue, brillant sous les rares lueurs des lanternes.

Garin Heyer luttait pour ralentir le temps. Pourtant, l’élan de son corps était chargé d’une rage sourde, d’une violence contenue, une lutte acharnée contre l’injustice de son sort. Il sentit le corps d’Adélaïde s’unir à cette énergie nouvelle en lui, cette urgence. Dans un murmure étouffé, elle tenta de calmer son rythme.

— Doucement, Garin… doucement…

Mais il ne pouvait ralentir. À mesure que son désir montait, ses larmes coulaient toujours plus, tandis que l’émotion le submergeait. Son désespoir enflait parallèlement à son désir. Désespoir devant l’échéance l’inévitable. Il embrassa Adélaïde sur les seins, sur ses lèvres, ses yeux, il était au bord des larmes sans qu’elle s’en aperçoive. Ses coups de reins devinrent plus violents, plus rageurs, désespérés. Des cris muets contre l’inévitable.

Maître Blenner arriva face à une petite ruelle et sembla hésiter. Ancelin se recula dans l’ombre, espérant le voir s’y engager, c’était cet instant qu’il attendait. Souvent, le destin ne tient qu’à une décision, maître Blenner pénétra dans la ruelle. Ancelin le suivit de près cette fois, il s’approcha sans un bruit, il savait que l’instant était venu. La pluie continuait de ruisseler, implacable, accompagnant l’acte fatal. Ancelin sortit la dague de son fourreau.

Garin Heyer, perdu dans l'intensité de ses émotions, sentit son corps s'abandonner à l'élan passionné de ses mouvements. Son esprit vacilla sous le poids de son désespoir. Il embrassait Adélaïde partout comme pour imprimer chaque instant de leur union dans sa mémoire. Son désir insupportable lui enflammait les reins, le sexe et le bas-ventre. Adélaïde l’accompagnait en gémissant.

Maître Blenner ne détecta la présence d'Ancelin derrière lui qu’au dernier moment, alors qu’il allait déboucher sur la place du marché. Il amorça un geste, mais Ancelin mit sa main gauche sur la bouche de Blenner et lui tira la tête vers l’arrière

.

Les reins de Garin se crispèrent, il s’arc-bouta, le corps parcouru de spasmes dans une jouissance douloureuse mélangée de désespoir.

Ancelin enfonça sa dague en plein cœur, la main toujours fermement posée sur la bouche. Aucun cri ne retentit, la dague fine et profonde apporta une mort rapide, presque sans souffrance et très peu de sang apparent. Puis il sentit le corps s’effondrer, il l’accompagna jusqu’au sol ruisselant.

Garin s’effondra doucement sur Adélaïde, tremblant, sa joue encore mouillée reposant sur son épaule. Il roula sur le côté et Adélaïde le serra contre elle, un sourire flottant sur ses lèvres, persuadée qu’il n’y avait, dans ses larmes, qu’un amour pur et sincère.

Mais Garin, le souffle court, sentait déjà revenir l’angoisse. L’anesthésie de la jouissance ne durait jamais longtemps. Il fixa le plafond incapable de lutter contre les pensées noires qui étaient restées en embuscade.

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Ancelin fouilla rapidement les vêtements de sa victime et trouva effectivement une petite bourse qu’il glissa dans sa poche. Il remarqua la sacoche projetée un peu plus loin et dont le contenu s'était répandu au sol. Il eut l’idée d’éparpiller les papiers pour renforcer l’impression d’un crime crapuleux. Il lança les feuilles sur la place luisante d’humidité. La pluie s’était arrêtée. L’une des feuilles, couverte d’une écriture serrée, tomba dans le caniveau central et l’eau emporta la reconnaissance de dette de Garin Heyer vers l’oubli.

Ancelin allait d’un pas rapide. Il utilisait au mieux l'obscurité de la rue pour passer totalement inaperçu. Il fit un détour pour déposer la bourse du ferblantier à l’endroit convenu, puis repris son périple. Il avait hâte de rejoindre la taverne du chat noir avec un bon lit où il pensait aux superbes rondeurs de Lianor qui l’attendaient. En débouchant sur la grand-rue, il entendit un cri étouffé. Il se plaqua au mur, aux aguets. Un bruit indistinct provenait de sous l’auvent d’une boutique. Il passa la tête juste pour apercevoir deux ombres s’évanouirent dans la nuit. Il en avait toutefois assez vu pour reconnaître les deux « espions » de la taverne. Il s’avança et vit une forme allongée au sol. Il se précipita pour découvrir le corps sans vie de l’ivrogne qui avait raconté son histoire loufoque d’un groupe « d’hommes bêtes ». Il avait également reçu un coup de dague en plein cœur dans lequel Ancelin, en expert, reconnut l’acte de professionnels. Il regarda dans la direction prise par les deux assassins et resta circonspect, la tête pleine de questions. Mais il était sûr d’une chose, ces gars-là représentaient une menace réelle.

Hugues finissait tranquillement son repas du matin, une assiette de viande froide accompagnée d’un vin légèrement épicé, seul dans le calme de ses appartements. Il savourait le silence lorsqu’un serviteur vint l’interrompre.

— Monseigneur, Gauvin demande audience.

Hugues fit un geste paresseux, une invitation à entrer, sans même lever les yeux de son verre.

Gauvin, précis comme une horloge, s’inclina avec respect avant de s’approcher.
— Alors, qu’as-tu à m’annoncer ?

— Tout s’est déroulé comme prévu, Monseigneur. Le corps de maître Blenner a été découvert par le guet en milieu de nuit. Deux malandrins, retrouvés avec la bourse du ferblantier dans leurs poches, ont été arrêtés sur place. Il se trouve qu’il s’agit des mêmes hommes qui ont importuné les filles de Weinberghügel hier.

Hugues haussa un sourcil, amusé par cette tournure des événements, et posa enfin son verre.

— Ah, vraiment ? fit-il en appuyant chaque syllabe. Décidément, certaines journées commencent bien. Ce cafard de Blenner a eu ce qu’il méritait. Toujours à rôder, à comploter dans mon dos… Et ces deux idiots me servent une excuse parfaite. Je satisfais le vieux de Weinberghügel, qui pourra jouer les justiciers outragés, et, en plus, je le mets à la place de Blenner. Honnêtement, c’est presque trop beau.

Il laissa échapper un rire bref, plus glacial que véritablement amusé, et murmura pour lui-même.

— Deux pierres d’un coup. Non, trois peut-être…

Il se renversa légèrement dans sa chaise, comme savourant les fruits de cette manœuvre.

— Bien, Gauvin, poursuivit-il avec une fausse légèreté. Préparons maintenant la fête d’annonce des fiançailles. Je veux que tout soit éclatant, fastueux. Cela flattera suffisamment le père pour qu’il ne regarde pas de trop près mes intentions réelles.

— Jusqu’où va-t-on dans les dépenses, Monseigneur ? demanda Gauvin, mesurant soigneusement ses mots.

— Jusqu’où ? répondit Hugues en plissant les yeux comme s’il réfléchissait sérieusement à la question, avant de balayer l’air d’un revers de main. Pas de limite. Tu vois cela avec le miseur, qu’il prenne ce qu’il faut. Je veux éblouir ce vieux radoteur et sa précieuse progéniture. Viviane doit se sentir comme une reine avant que… enfin tu comprends.

Il se redressa, fixant Gauvin d’un regard froid.

— Mais pour la date, pas d’urgence. Nous avons le temps. Je préfère garder cette carte en main un peu plus longtemps. De toute façon, il faut que de Weinberhügel prenne la tête des marchands avant.

Gauvin s’inclina profondément et s’éclipsa.

Hugues, à nouveau seul, reprit son verre de vin et le leva légèrement, comme pour trinquer à ses propres machinations.

— À toi, Blenner, murmura-t-il, ironique. Et à toutes ces têtes qui tomberont après la tienne.

Pendant un instant, son regard s’attarda sur la table encombrée des restes de son repas. Il pensa à son père qui serait peut-être surpris de voir avec quelle rapidité il avait appris à régler ses affaires.

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