CHAPITRE X : La plateforme (suite)
La plateforme
Une dizaine d’hommes s’activaient sur la plateforme, les muscles tendus et le souffle court. Hans Steinmann se tenait légèrement en retrait, ses yeux perçants scrutant chaque geste. Il aboya un ordre bref, et trois hommes levèrent avec précaution un long poteau de deux mètres. L’effort collectif était bien coordonné : dans un synchronisme impeccable, ils le redressèrent et l’insérèrent au centre de la plateforme, là où un trou avait été soigneusement creusé. Le Henki et le Derr se mirent aussitôt à l’œuvre, maniant leurs pelles de bois pour stabiliser le poteau avec de la terre. Une fois bien ancré, Hans leva la main.
— Bien, annonça-t-il, Brotdieb et les autres, commencez à entasser les bûches. Quand la première charrette sera vide, Guer, toi et ton équipe, vous amenez la suivante. Brotdieb, tu te charges de recharger la charrette vide. On garde le rythme.
L’atmosphère changea immédiatement. La plateforme, silencieuse quelques instants plus tôt, devint une ruche bourdonnante. Les hommes s’affairèrent avec une précision quasi mécanique, déposant les bûches en cercle autour du poteau central, leurs gestes rythmés par l’habitude et l’expérience. Chaque morceau de bois semblait trouver naturellement sa place, formant des rayons parfaitement alignés. Hans, les bras croisés, observait tout en ajustant parfois une bûche du bout de son pied pour s’assurer que la structure restait stable.
Deux heures s’écoulèrent ainsi, la sueur ruisselant sur les corps surchauffés, avant que Hans ne lève de nouveau la main. Les femmes arrivaient avec des paniers garnis.
— Pause ! lança-t-il d’une voix forte.
Alix fut la première à rejoindre son mari, un sourire radieux sur les lèvres malgré la chaleur. Elle lui tendit une gourde de bière, qu’il accepta avec reconnaissance. Lia et Bella distribuèrent des chopes et des morceaux de pain et de fromage aux autres. Leurs rires légers adoucirent l’ambiance tendue du chantier.
Alix se pencha vers Hugon, un sourire malicieux illuminant son visage
— Quand je te vois ainsi, tout en sueur et que tu sens fort… tu me donnes des envies, murmura-t-elle à son oreille.
Hugon rit doucement, baissant la voix pour répondre.
— Patience, ce soir.
Hans détourna les yeux, un léger sourire en coin. Ces échanges faisaient partie de la vie du camp, des moments de légèreté au milieu de la dureté du labeur. Mais il n’oubliait jamais sa mission.
— Allez, on reprend, ordonna-t-il en tapotant son couteau contre sa paume.
La meule atteignait désormais un mètre de hauteur. Les hommes empilèrent méthodiquement des couches alternées de hêtre et de charme, ce dernier apportant son humidité essentielle pour contrôler la combustion lente, ce qui constituait la base de la production du charbon de bois. La structure prit progressivement la forme d’un dôme presque parfait, culminant à trois coudées.
— Stop ! fit Hans d’un geste.
Puis les hommes firent cercle et jetèrent des feuilles et de la mousse qu’ils avaient préparées. Brotdieb et son frère escaladèrent l’ensemble, et, en équilibre instable, avec des pelles étalèrent le tout en une surface uniforme. Ensuite, on leur envoya de la terre bien noire qu’ils repartirent le plus régulièrement possible en la tassant pour sceller la structure. Ils travaillaient sans relâche depuis trois heures. Steinmann fit signe d’une pause. Ils burent la bière laissée par les femmes. Guer, profitant de ce répit, se dirigea vers son frère.
— Tu sais que je voudrais approcher Cendrine. J’ai décidé d’y aller aujourd’hui. Il faudrait que tu viennes aussi, car tu sais parler au Henki. On ne sait jamais ses réactions. En espérant qu’il soit à jeun, ou du moins pas trop bourré.
Hans soupira longuement, croisant les bras. Il connaissait depuis longtemps les sentiments de son frère pour Cendrine, mais l’idée de négocier avec le père de la jeune fille, imprévisible et souvent ivre, ne l’enchantait guère. Guer observa son frère avec un air implorant, attendant qu’il accède à sa requête. Hans se doutait bien que ce moment arriverait un jour, mais il craignait que cette demande ne perturbe la paix dans le camp, car le Derr portait également un regard sur cette fille. De plus, les réactions du père demeuraient toujours imprévisibles. Il poussa un soupir.
— Bon, il faut en finir de toute façon, oui, nous irons le voir tout à l’heure, après avoir mangé.
Il coupa court à la conversation et donna le signal de reprise du travail. Les femmes arrivèrent avec les charrettes chargées de tonneaux d’eau qu’elles avaient rempli à la rivière, tôt ce matin, un long et rude labeur. Quelques charbonniers jetèrent l’eau sur la terre avec de grosses louches en bois, pendant que d’autres, couchés sur la meule, entreprenaient de lisser le tout jusqu’à obtenir une forme hermétique. L’après-midi était déjà bien avancé lorsqu’ils cessèrent la besogne. La meule était prête. Hans leva la main une dernière fois.
— C’est bon, la meule est prête.
Demain, ils allumeraient le feu, si le ciel restait clément. Le groupe regagna le camp, épuisé, mais satisfait. Alix entoura la taille de son mari, murmurant des paroles douces, tandis que Hans marchait à leurs côtés, prodiguant ses derniers conseils à ce jeune débutant. Chaque détail comptait dans cet art ancestral, et il veillait à ce que rien ne soit laissé au hasard.
Deux grandes barriques d’eau les attendaient à l’entrée du camp. L’air embaumait encore les odeurs de charbon, de sueur et de bois humide. Chacun ôta sa chemise et s’aspergea d’eau froide avec délectation. Brotdieb plongea toute la tête dans le baquet, provoquant l’hilarité générale. Alix aida Hugon à se déshabiller et lui frictionna le dos. Elle en profita pour glisser une main dans le pantalon vers ses fesses ou descendre jusqu’à sa toison pour le caresser. Il lui retria la main.
— On nous regarde, ça me gêne, lui souffla-t-il, le rose aux joues.
Chacun regagna sa cabane, Hugon avait bien compris qu’Alix n’aurait pas la patience d’attendre la nuit.
Le repas était un peu tendu chez les Steinmann. Guer se tenait en face de son frère et de sa belle-sœur et mangeait silencieusement. Les trois enfants avaient fini et jouaient dehors. Dès que le repas fut terminé, Hans se redressa, adressant un regard appuyé à son frère.
— Hopla Geis, on y va ?
La lumière déclinait déjà lorsqu’ils se dirigèrent vers l’habitation de Henki. Ça gueulait, mais comme d’habitude finalement, ce qui ne les inquiéta pas outre mesure. Hans appela depuis l’extérieur.
— Salut le Henki, on voudrait te parler.
À l’intérieur, les voix se turent brusquement, remplacées par des chuchotements. Puis le Henki apparut sur le seuil, les bras croisés, une lueur méfiante dans le regard.
— ya ?
Hans commença.
— Écoute, je viens avec mon frère là, car il a quelque chose à te demander et ça fait quelque temps déjà. Je lui laisse la parole.
Guer dansa un peu sur ses jambes et prit une profonde inspiration.
— Oui, monsieur Henki … euh… voilà… je voudrais vous demander l’autorisation de pouvoir voir votre fille, Cendrine… Voilà.
Le père resta silencieux, son visage ne trahissant aucune expression. Le visage de Guer passa alternativement de l’espoir à l’inquiétude. Le Henki parla enfin avec un ton empreint d’un sérieux teinté de défi.
— Mais la voir comment ?
Hans soupira, décidément, soit sa bêtise était encore plus prononcée que ce qu’il pensait soit il jouait avec son frère et il penchait plutôt pour cette seconde hypothèse. Mais Guer ne se laissa pas déstabiliser.
— Lui faire la cour.
L’attente devenait insupportable pour Guer. Un grognement lui répondit.
— Bon, je vous respecte, les Steinmann, vous êtes une famille honorable et tu serais un meilleur parti pour elle que ce bancal de Derr qui lui tourne autour aussi, je le sais. Bon… Mais écoute bien, garçon. Cendrine aide à la maison bien sûr, sa mère a besoin d’elle, mais, par la lumière blanche, ne crois pas que tu pourras l’accaparer. Il n’y a pas de mal à ce que vous vous voyez, mais seulement au moment où je le déciderai et pendant le temps que je voudrai.
Hans devinait que son frère était à moitié satisfait, mais il savait qu’il n’obtiendrait pas mieux. Il s’en sortait bien.
— Alors, je peux venir quand ? tenta Guer, encore hésitant.
— Wenn ich d’r sààg. (Quand je te le dirai).
Hans en déduisit que ce serait tout pour le moment.
— Bien nous allons vous laisser, merci pour ton accueil.
Hans posa une main ferme sur l’épaule de son frère pour le couper avant qu’il ne relance la question.
— C’est entendu. Merci pour ton accueil, Henki. Nous allons te laisser.
Le Henki s’écarta pour les regarder partir. Tandis qu’ils s’éloignaient dans la pénombre, Guer osa murmurer à son frère.
— Tu crois qu’il va vraiment tenir parole ?
— Hans eut un petit rire
— Avec lui, rien n’est jamais certain. Mais tu as fait le premier pas. C’est un début, petit frère.
Ils rejoignirent le camp dans un silence empli d’espoir mêlé d’incertitude.

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