CHAPITRE XI : L'Arbre - Maître (2)
Les explications de Thalia
Quasiment toute la communauté s’était regroupée autour du grand feu. Les discussions emplissaient l’air d’un brouhaha nerveux. Flore rejoignit Thibaut, qui se tenait un peu en retrait. Elle sentait la tension dans son regard fixe. Tout le monde attendait l’arrivée des deux figures d’autorité avec une appréhension sourde. Lorsqu’ils apparurent enfin, le cercle s’ouvrit instinctivement pour les accueillir, comme si une barrière invisible cédait. Thalia resta debout, droite comme une flèche, tandis que Naraël prit place avec lenteur, visiblement fatigué. Le silence tomba, presque brutalement.
— J’ai écouté les signes et entendu les voix, déclara Thalia. Il y a une menace qui vient du col de Blusang.
Les murmures montèrent aussitôt, mais elle leva la main pour imposer le silence.
— Je ne peux pas encore en préciser la nature. Mais ce qui a blessé notre compagnon du camp du Ventron et ce que le Derr a vu, cette bête monstrueuse, sont liés. Et elles ne sont sûrement pas seules.
Steinmann intervint avec une légère inquiétude.
— Alors, nous ne sommes plus en sécurité dans la forêt ?
Thalia secoua la tête.
— Pour l’instant, la menace semble cantonnée. Elle provient d’au-delà du marais immense entouré de ces forêts maudites, là où personne ne va. Le Derr a longé ces lieux en direction de l’Haxafels avant de croiser cette créature. Il faudrait vérifier où le blessé a été attaqué. Le camp du Ventron est loin de ces bois, mais s’il s’agit de la même menace…
Les paroles de Thalia laissèrent un frisson parcourir l’assemblée. Hugon Neumann se leva.
— Pardonnez mon ignorance, mais pourquoi cette région est-elle maudite ? Qu’y a-t-il de si terrible au sud de cette crête ?
Tous les regards convergèrent vers Naraël. Le vieux prit un instant pour humecter ses lèvres avant de parler. Sa voix, rauque, mais posée, éteignit les dernières rumeurs.
— Cela remonte à la guerre des Deux Empires, dit-il. À l’époque, le Seigneur Mortavien de Noirfaing régnait sur une forteresse redoutée, peu après le col de Blusang. Il épousa une sorcière venue d’on ne sait où, une femme aux pouvoirs surnaturels. Ensemble, ils ont semé la terreur, cherchant à agrandir leur royaume sur les décombres de la guerre.
Flore frissonna malgré elle. Le feu projetait des ombres mouvantes sur les visages attentifs.
— Mais ils n’étaient pas seuls. Le Baron Noir, Ulrich von Schattenfels, s’est allié à eux. Un homme cruel, avide de pouvoir, qui aurait éliminé sa propre famille pour asseoir son autorité. En exploitant la confusion de la guerre, ils ont tenté de fonder un royaume s’étendant de Ferrette au sud jusqu’au nord de la Burgondie. Ils n’ont pas hésité à utiliser la magie noire pour arriver à leur fin.
Les flammes crépitèrent dans un silence de plomb.
— Leur ascension s’est arrêtée lorsque les deux empereurs, pourtant ennemis, ont uni leurs forces pour les écraser. Mortavien a été exilé, le Baron Noir tué, et la sorcière… brûlée vive, conclut Naraël d’une voix presque inaudible.
Un murmure se répandit dans le cercle comme une vague.
— Et ces terres ? Pourquoi dit-on qu’elles sont maudites ? insista Hugon.
Le vieux soupira.
— Parce que le Baron Noir a perpétré tant d’horreurs dans cette vallée qu’elle s’est vidée de ses habitants. Même après la paix, personne n’est revenu. On raconte que les spectres du Baron et de la Sorcière hantent encore ces lieux. Les rumeurs sont devenues des légendes, et ces légendes alimentent la peur.
Le silence qui suivit était plus lourd que les mots. Flore serra les mains contre ses genoux, cherchant une ancre dans l’agitation intérieure qui grondait en elle. Steinmann intervint en se levant. Quelques gamins vaincus par la fatigue dormaient dans les bras de leur mère. La fatigue se lisait sur tous les visages. Steinmann leva la main pour prendre la parole.
— Au sujet du blessé du camp du Ventron, il faut les prévenir. Je vais envoyer deux bons marcheurs demain. Nous devrions en apprendre plus. Nous leur porterons tes paroles Thalia, ils te connaissent et te respectent.
Flore se leva, elle n’y tenait plus.
— Mais M’ma, sommes-nous en danger ici ? que devons-nous faire ?
Le vieux se leva de nouveau.
— Thalia vous a dit tout ce qu’elle sait pour le moment. Demain, je vais aller interroger l’Arbre-Maître. Thibaut (il se tourna vers lui) tu te rappelles que je t’ai déjà dit que je sentais le don en toi ?
Flore fronça les sourcils. Elle ne comprenait rien à ce qu’il voulait dire, mais le ton grave qu’il employait ajoutait à son malaise. Son regard se posa sur Thibaut, qui se raidit lorsqu’il entendit son nom.
— Oui, c’est vrai, répondit-il d’une voix calme, mais tendue.
Flore sentit son cœur s’emballer. Elle agrippa instinctivement le bras de Thibaut.
— Tu viens avec moi, Thibaut. Ce sera ta première fois, reprit le vieux. Ne t’inquiète pas, je te guiderai.
La vieille intervint.
— Nous nous souvenons tous comme Naraël est revenu éprouvé de sa dernière consultation, alors Thibaut, tu dois veiller sur lui.
Le vieux reprit.
— La forêt sait ce qu’il se passe, nous devons l’interroger. Je vais le faire et je partagerai la charge avec Thibaut. Ça va aller.
Il se rassit. Steinmann reprit la parole.
— Écoutez tous, pour le moment, nous ne changeons rien à notre travail. Je pense que nous pouvons clore ce conseil. Peut-être en apprendrons-nous plus demain. Allons nous coucher.
Le cercle se désagrégea lentement, chacun emportant ses doutes et ses craintes dans la nuit. Flore et Thibaut restèrent un moment en retrait. Lorsqu’il posa ses mains sur ses épaules, elle leva les yeux vers lui, incapable de cacher son inquiétude.
— C’est quoi, cet Arbre-Maître ? demanda-t-elle. Pourquoi toi ?
Il hésita un instant, détournant le regard.
— Je… Je ne sais pas exactement. C’est quelque chose que Naraël comprend mieux que moi. Il m’a parlé de ce don, mais je n’en ai jamais rien ressenti.
Elle le scruta, cherchant un mensonge ou une esquive, mais elle ne vit que son trouble sincère
— Tu as l’air aussi inquiet que moi, murmura-t-elle.
Il soupira et la serra dans ses bras.
— Oui, peut-être, admit-il à voix basse. Mais je te promets, tout ira bien. On trouvera des réponses, Flore.
— Mais si quelque chose arrive à Naraël ? Ou à toi ?
Il tenta un sourire pour la rassurer, bien que ses mains trahissent un léger tremblement.
— Rien n’arrivera, je te le promets. Naraël sait ce qu’il fait, et moi… je ferai ce qu’il faut.
Elle hocha la tête, mais ses doutes restaient accrochés à son cœur. Plus tard, lorsqu’il l’embrassa avant de la laisser partir, leurs lèvres restèrent un peu plus longtemps qu’à l’habitude. Flore se retourna plusieurs fois en marchant vers sa cabane, ses pensées embrouillées par l’angoisse. Thibaut restait immobile, à l’observer disparaître dans la nuit.

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