CHAPITRE XI : L'Arbre - Maître (4)
Le vénérable
Ils avançaient déjà depuis l’aube lorsque le soleil fit son apparition. Le vieux semblait insensible aux difficultés du terrain. Thibaut calquait ses pas sur cette silhouette sèche et décharnée. Il ne connaissait pas cette partie du massif. Les forêts ici abritaient des arbres séculaires. On disait ces vallons plus anciens que les hommes eux-mêmes, et les arbres qui les peuplaient étaient vénérés et respectés. Ces lieux sacrés ne devaient être foulés que par des initiés. Même les oiseaux semblaient respectueux des lieux. Leurs cris étouffés avaient peine à troubler le silence. Le sous-bois sentait la mousse et l’humus. Une moiteur diffuse faisait suer les deux marcheurs. C’était tout juste s’ils entendaient le bruit de leurs pas. Thibaut se surprit à sursauter au passage de quelques troncs de hêtres, dont la forme évoquait une stature de géant. Ils paraissaient prendre vie et il dut se secouer pour chasser ses hallucinations.
Ils pénétrèrent dans une vaste clairière totalement silencieuse. Au milieu trônait un hêtre immense. Cela lui rappela la clairière de sa cérémonie avec Flore et le prêtre. Sauf que l’arbre se montrait vraiment impressionnant. Le vieux marqua le pas à l’entrée de la clairière.
— Voici Buach, le vénérable.
Il avança, suivi de Thibaut. Arrivé à quelques mètres de l’arbre, il s’inclina et prononça des mots incompréhensibles pour Thibaut.
— C’est un salut dans la vieille langue de nos anciens, il faudra que tu l’apprennes. Maintenant, viens à côté de moi et tu vas mettre ta main sur le tronc à côté de la mienne. On ne pose pas les questions avec la voix, bien, sûr, mais avec l’esprit. Tu dois faire le vide en toi et te concentrer vers lui. Je vais tout d’abord demander comment il va, c’est le moins que l’on puisse faire pour quelqu’un qui a traversé les siècles.
Le vieux s’agenouilla entre deux immenses contreforts du tronc, telles d’énormes cuisses plantées dans le sol. On imaginait facilement les prolongements de ces « membres » jusqu’au plus profond de la terre. Il plaqua sa paume dans une anfractuosité de l’écorce épaisse. Thibaut trouva une place juste à côté. Le contact fut rugueux. Il lui fut difficile de faire ce vide dont lui avait parlé le vieux, tant les questions se bousculaient. Ce dernier semblait absent, il regardait Thibaut sans le voir. Ses lèvres s’agitaient, mais aucun son n’en sortait. Il ferma les yeux. Thibaut l'imita pour mieux se concentrer. Pour le moment il ne percevait rien. Puis cela commença, une simple sensation. Sa main pénétrait l’écorce. Il garda les yeux bien fermés pour conserver sa concentration. Un murmure indistinct lui traversa le cerveau, prit la place de ses pensées. Puis disparu aussi vite qu’il était venu, lui laissant juste un sentiment de bienveillance immense.
— As-tu perçu quelque chose ? lui demanda le vieux.
Thibaut ouvrit les yeux.
— Je crois, je me suis senti entouré de protection, de bonté.
— Tu l’as entendu, c’est bien. Je le savais. Maintenant nous allons le questionner.
Ils se repositionnèrent. Cette fois, Thibaut sentit la connexion plus rapidement. L’arbre semblait l’accueillir, comme un vieil ami qu’il n’avait jamais rencontré. Naraël, quant à lui, semblait plongé dans une transe. Ses lèvres s’agitaient sans produire de son, et son regard fixé sur le tronc paraissait voir au-delà du visible. Thibaut ferma les yeux pour mieux se concentrer.
Thibaut retrouva la même sensation. Et puis tout alla très vite, il fut submergé par des images horribles de cités qui brûlaient, de terres ravagées, de cadavres atrocement mutilés, une forme noire malsaine galopait à travers le pays.
La forme avançait, implacable, et Thibaut sentit son souffle se figer. Ses mains semblaient glacées, comme si l’ombre aspirait sa chaleur et sa vie. Puis elle tourna son regard vers lui. Au fond de ses orbites vides brillait une lueur rouge malsaine. A cet instant, il eut l’impression que tout son être était mis à nu. Une voix résonna dans son esprit, rauque et sans écho, comme un vent qui aurait traversé des ruines, c’était une menace explicite. Le souffle court, il voulut détourner les yeux, mais il en était incapable. La silhouette étendit une main décharnée dans sa direction, et un frisson de mort l’envahit. Une douleur sourde, insidieuse, s’insinua en lui, comme si sa propre essence était corrompue par cet être.
Thibaut hurla.
Il se retrouva projeté en arrière, le souffle coupé. Le sol dur amortit sa chute, mais la terreur qui le tenaillait était bien plus douloureuse. Il se redressa avec difficulté, cherchant Naraël du regard. Le vieil homme avait lâché l’écorce et restait assis, silencieux et immobile. Thibaut aperçut des larmes couler sur ses joues. Il n’arrivait pas à évacuer un sentiment de terreur qui le prenait en étau. Il reprit son souffle.
— Qu’est-ce que c’était ? balbutia-t-il.
Le vieux tourna son visage vers lui sans dire un mot.
— Cette… chose m’a regardé et j’ai vu… j’ai vu… ma mort ?
Il vint aider Naraël à se lever. Il ne parlait toujours pas. Il se retourna et s’engagea sur le chemin. Thibaut, lui emboîta le pas, restant avec ses questions sans réponse. Le retour s'effectua à marche forcée dans le plus grand silence. L’angoisse ne voulait plus quitter Thibaut. Ils arrivèrent au camp, épuisés. Le vieux regagna l’abri de Thalia, laissant Thibaut planté au milieu de la place. Les quelques personnes qui le virent furent surprises de l’expression de son visage. Sa mère se précipita vers lui.
— Mon fils, qu’est-ce qu’il t’arrive ? On dirait que tu as vu tous les dieux des ténèbres réunis.
— J’ai vu pire, mère. J’ai vu…
— Viens te reposer. Tu sembles épuisé.
— Non, maman, il faut que j’aille leur parler, répondit-il en se dirigeant vers la cabane de Thalia.
Son cœur battait à tout rompre, une confusion de peur, de frustration, et une pointe d’espoir brouillait ses pensées. Pourquoi Naraël était-il parti si brusquement ? Pourquoi n’avait-il rien dit ?
Avant qu’il n’atteigne l’entrée, la voix grave et familière du vieux l’invita à entrer. Comme s’il l’avait senti arriver. L’atmosphère à l’intérieur était lourde, presque étouffante, mais les regards de Naraël et Thalia, empreints de compassion, suffisaient à le faire avancer. Ils l’attendaient.
— Assieds-toi, mon garçon. Je comprends ton angoisse, surtout lorsque tu m’as vu partir ainsi. J’avoue avoir été bouleversé par ce que nous avons vu tous les deux et je te demande de m’excuser. Je ne t’ai peut-être pas assez expliqué l’univers des Arbres-Maîtres.
Thibaut se contenta de hausser les épaules.
Naraël reprit, plongeant dans une description fascinante de ce monde souterrain où les racines des Arbres-Maîtres s’entrelacent en un réseau vivant, échangeant une mémoire ancestrale. Ce lien profond, expliqua-t-il, convergeait vers l’arbre-monde, Yggra, source de tous les savoirs et pilier de l’équilibre du monde. À travers Yggra, les Arbres-Maîtres conservaient les traces des temps anciens, unissant passé, présent et avenir dans une harmonie que seuls les initiés pouvaient pressentir.
Thibaut écoutait attentivement, mais une part de lui restait ailleurs, prisonnière de l’image spectrale qui continuait de le hanter. Ce qu’il avait vu dans l’Arbre-Maître ne pouvait être qu’un avertissement, mais de quoi ?
— Les grands Arbres-Maîtres sont des gardiens, continua Naraël, la voix empreinte d’un respect profond. Ils veillent sur ces souvenirs depuis des siècles, portant le poids de tout ce qui a été et de tout ce qui pourrait advenir. Leur communion avec Yggra leur permet de savoir ce qu’il se passe dans chaque recoin des terres. Mais entrer en communication avec eux est impossible, sauf si l’on possède le don. Ma mère l’avait, et elle m’a transmis ce savoir. Je suis l’un des tout derniers à pouvoir converser avec eux. Et j’ai été heureux de sentir que, chez toi, il y avait un don en attente. Un bourgeon qu’il fallait aider à éclore. Mais, par tous les dieux, je n’ai jamais souhaité que cela se passe ainsi.
Il s’interrompt quelques secondes avant de reprendre.
— Ce que nous avons vu, dit-il avec hésitation, est à la fois le passé, le présent et le futur. Cela semble posséder un lien avec les signes qu’a vus Thalia hier, avec le col de Blusang.
Thalia posa ses mains sur celles de Thibaut.
— Thibaut, je comprends que ce que tu as vu ait pu t’effrayer, mais il faut que tu comprennes que ce n’est pas forcément la vérité ni s’il s’agit du passé ou du présent.
Le regard de Thibaut se perdit dans la lumière vacillante des flammes. Les mots « passé, présent et futur » résonnaient dans son esprit. Tout se mêlait dans un chaos incompréhensible.
— Mais j’ai ressenti quelque chose comme… comme l’impression de mourir.et…
— Oui, je sais, l’interrompit-elle, mais ce n’est qu’une impression et surtout apportée par la terrible frayeur que tu as reçue. Il est souvent difficile d’interpréter ce que nous confient les Arbres-Maîtres. Tu dois rassurer Flore aussi. Il existe une menace, comme je vous l’ai dit. Nous avons eu la confirmation que l’homme blessé arrivé hier s’est bien approché de ce lieu maudit. Nous devons rester vigilants pour le moment. Voilà, tu peux aller rejoindre Flore et, je te le répète, ne prends pas tout ça pour la vérité absolue.
Thibaut se leva, insatisfait des réponses. Il éprouvait une sensation d’inachevé et sortit à contrecœur. Une sourde angoisse restait logée au plus profond de ses entrailles.
Naraël regarda Thibaut sortir, les épaules basses, et sentit une pointe de culpabilité le traverser. Ce garçon avait été plongé trop vite dans un univers qu’il ne comprenait pas encore. Et il savait que ses explications n’avaient pas suffi.
— Tu as bien fait de ne pas tout dire, souffla-t-il à Thalia.
— Je ne sais pas, mais de toute façon quoi dire ? Que je sens une menace plus précise sur lui et leur couple avec Flore. Inutile de les inquiéter tant que je n’en sais pas plus.
Naraël soupira en baissant le regard.
— Ce n’est pas qu’eux, tu le sais. Ce que l’Arbre-Maître m’a montré… cela dépasse de loin leur couple.
Il jeta un regard vers la porte que Thibaut venait de franchir, comme s’il pouvait encore le voir à travers. Ces jeunes âmes portaient déjà un lourd fardeau, mais la menace qu’il avait perçue était bien réelle. Et elle allait au-delà d’eux, au-delà même de ce lieu, elle s’étendait sur le monde.
Thalia se tourna vers lui avec un regard désespéré comme il ne lui en avait jamais vu.
— Il semble bien qu’une ombre maléfique se soit levée à l’Ouest et que ce sortilège n’est possible que parce qu’une terrible force obscure s’est unie à cette ombre ? C’est vrai ! prévenir ? Mais qui ? Et puis Naraël, qui nous croira ?
Ses paroles s’éteignirent dans le silence de la cabane. L’atmosphère, déjà lourde, semblait s’alourdir encore. Ils restèrent ainsi un moment, assis face à cette incertitude, alors que le feu mourant jetait des ombres mouvantes sur les murs de bois.

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