CHAPITRE XII : Chez les Dabo (2)

5 minutes de lecture

Une arrivée en grande pompe

Le cortège de Gontran de Guise, émissaire du grand prélat de Metz, se présenta enfin devant la passerelle du château. La caravane avançait avec une majesté forcée, alourdie par la richesse ostentatoire de ses ornements. La patache, un lourd carrosse aux panneaux finement dorés et hérissés de blasons, se balançait maladroitement sur la rampe en pente raide, tirée par des chevaux visiblement à bout de souffle. L’atmosphère était lourde, menaçante, chargée de l’électricité d’un orage qui ne demandait qu’à éclater. Gontran de Guise, accablé par la chaleur et l’humidité, s’épongeait le front avec un mouchoir brodé, le visage empourpré par l’effort du voyage.

Le trajet depuis Strasbourg avait été éprouvant malgré le bon état des routes en plaine, entretenues avec soin par la prospère seigneurie de la cité. Mais dès que le convoi avait atteint les premières pentes boisées des Vosges, le chemin s’était transformé en une piste chaotique, trahissant la rudesse des lieux. Les conducteurs avaient dû manœuvrer avec toute leur habileté pour guider les chevaux à travers des passages traîtres, dont certains portaient encore les stigmates d’accidents funestes. Ce périple de dix lieues, une simple formalité pour les émissaires des cités basses, s’était mué en une journée exténuante pour la délégation.

Aux côtés de Gontran de Guise, Gibouin, son secrétaire particulier, demeurait stoïque, affichant une patience forgée par cinq années de service. Bien qu’effacé, ce dernier connaissait tout des caprices de Gontran, y compris certains secrets qu’il se gardait bien de révéler. Si la chaleur affectait le prélat, elle n’épargnait pas le troisième membre de la délégation, un homme grand et maigre nommé Antoine. Sa robe de bure râpée et sa tonsure impeccablement entretenue trahissaient une vie monacale stricte, marquée par l’austérité. Antoine, le confesseur attitré de Gontran, ne dissimulait guère son mépris à peine voilé pour son supérieur. Lui seul connaissait les nombreux écarts du prélat, qui vivaient en complet décalage avec les rigueurs qu’imposait son rang. Mais Gontran de Guise, protégé du grand prélat de Metz et favori de l’empereur Charles II, jouissait d’une impunité qui rendait toute réprimande vaine.

Lorsque les lourdes portes du château s’ouvrirent, un soupir de soulagement échappa aux trois voyageurs. Le convoi franchit la barbacane avec peine, ses roues grinçant sur les pavés humides, avant de pénétrer l’enceinte principale. Au-delà des murailles, l’imposant parvis de l’abbatiale se déployait. L’église, avec son architecture spectaculaire et novatrice, attirait les regards. Ses arcs audacieux et ses sculptures délicates, magnifiés par la lumière déclinante, incarnaient à la fois la dévotion et la puissance. Ce monument, fierté du comté, n’était pas seulement un lieu de culte, c’était un centre de pèlerinage qui drainait des foules venues d’au-delà des frontières du royaume, faisant affluer une manne de richesses considérables.

Robert de Dabo et son épouse Heilwige, observant l’arrivée depuis les hauteurs d’une galerie discrète, ne ressentaient pas d’enthousiasme à la perspective de cette visite. Enthousiasme que le prélat espérait sans doute. La visite de Gontran de Guise n’était qu’une obligation politique, une de ces corvées qu’imposaient les jeux de pouvoir et les ambitions des hauts prélats.

— Eh bien, le voilà enfin, murmura Robert avec une pointe de sarcasme, ajustant sa tenue de cérémonie.

— Il ressemble à une oie farcie prête à éclater, répliqua Heilwige avec un sourire en coin.

— Une oie farcie, oui… mais une oie dangereuse, corrigea Robert, le ton plus grave. N’oublie pas qu’il rapporte tout à Metz.

— Je n’oublie pas. Mais cela ne m’empêche pas de le mépriser, conclut-elle en posant une main légère sur l’épaule de son époux.

— Bon ! allons les accueillir, soupira Robert.

Un grand attroupement accueillit les voyageurs. Tout devant se tenait le Comte avec sa femme et Beatrix, leur fille. Trois assistants se précipitèrent pour déplier les trois marches et ouvrir la porte. Gontran descendit péniblement de son carrosse, ses ornements de prélat étincelant sous les premiers éclats de l’orage qui menaçait. Il prit soin de remettre en place sa coiffe richement brodée, tandis qu’Antoine jetait un regard au ciel, peut-être dans une prière pour que cette réception passe vite et que la tempête l’emporte.

Gontran de Guise s’épongeait le front. Son visage rouge en disait long sur les conditions de voyages. Il se fit tenir la main pour descendre prudemment et il s’arrêta devant la famille Dabo. Chacun à son tour baisa l’anneau, les deux femmes effectuèrent une révérence impeccable. L’air suffisant de Gontran déplut immédiatement aux deux époux. Ils échangèrent un regard rapide, comme un petit consensus tacite s’établissant entre eux, partageant une même antipathie pour cet homme qui avait l’air de se considérer déjà chez lui. Mais ce fut le troisième personnage qui attira leur attention. Ce prêtre, grand et maigre, au regard dur et impénétrable, dégageait une aura de rigueur, une froideur marquée. Robert en ressentit immédiatement le poids. Un homme avec qui il ne valait mieux pas avoir d’altercation. Un soupçon de danger, d’autorité glacée, transparaissait dans sa posture figée, comme s’il n’avait jamais eu de vie avant d’embrasser cette austérité monacale.

— Monseigneur, mes pères, je sais combien ce voyage s'est montré éprouvant et nous allons vous faire conduire immédiatement à vos appartements, déclara Robert d’une voix courtoise, mais marquée par la nécessité de maintenir une distance respectueuse.

— S’il vous plaît, commenta Gontran sans quitter son air supérieur.

Une longue file de serviteurs s’égraina à la suite du prélat. Les hommes d’armes furent rapidement dirigés vers leurs quartiers, relégués à l’arrière du château. Robert ressentit l’atmosphère se charger d’une lourde tension, chaque geste des visiteurs contribuant à accentuer ce malaise invisible. Gontran, de plus en plus agité par la chaleur et l’humidité, s’épongeait le crâne sans relâche, laissant tomber son mouchoir une fois encore. Robert nota le geste, se félicitant intérieurement de la fraîcheur des pierres du château, mais il se savait peu enclin à se laisser entraîner dans cette danse de la politesse. L’arrivée de l’envoyé de Metz n’était qu’une formalité, un coup de théâtre politique à jouer, et il n’avait ni le temps ni l’envie de s’y investir plus que nécessaire.

Dans les appartements du prélat, une fois les portes closes, Gontran s’extasia sur un bain chaud préparé pour lui. Une petite consolation après des heures de transport et de sueur. Il n’en allait pas de même pour Gibouin qui devait se contenter d’une maigre chambre sans même l’ombre d’un bain. Quant au moine Antoine, il se fit conduire sans mot dire vers la petite chapelle sous l’abbatiale, trouvant refuge dans la crypte de pierres froides. Il s’agenouilla à l’autel, et, dans un silence presque austère, s’allongea sur le sol, les bras écartés, le corps entièrement soumis à un sacrifice d’humilité, tandis que les autres continuaient leur installation.

Deux servantes aidèrent le prélat à se déshabiller et à entrer dans le bain. Elles ressortirent et pouffèrent à peine la porte fermée. La vue de ce petit bonhomme bedonnant avec le ventre qui dissimulait presque un sexe trop court frisait le ridicule. Le ridicule, parfois, se nichait même dans les plus hautes fonctions.

Robert entendit à peine la porte se refermer derrière elles, mais, dans le silence qui suivit, un éclat de rire discret s’échappa dans le couloir. Les servantes avaient à peine quitté la pièce qu’elles se permettaient de se moquer, leurs murmures étouffés ne parvenant qu’à peine aux oreilles de Robert. Un léger sourire se dessina sur ses lèvres, mais il n’eut pas le temps de s’attarder sur cette vision cocasse. Le devoir appelait, et il devait préparer le reste de la réception. L’humour s’effaça vite, remplacé par la tension d’une soirée qui ne se déroulerait certainement pas sans accroc.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Bufo ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0