CHAPITRE XII : Chez les Dabo (3)

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La table des Dabo

Une forte agitation entre les cuisines et la vaste salle d’apparat, alimentait de nombreux va et viens. La longue table en U recouverte de nappes brodées, immaculées, accueillait trente couverts régulièrement espacés de chaque côté. Chaque place était marquée par une chaise très haute en bois tapissée d’un cuir richement travaillé, un coussin en atténuait l’inconfort. Les assiettes en argent brillaient de mille feux sous l’éclairage des larges candélabres. Couteaux, cuillères et piques mis à dispositions des convives, pourraient en déconcerter certains non-habitués, car ce type de service restait rare et conforme à la réputation de la table des Dabo.

Heilwige, debout à l’écart, observait tout cela avec une attention aiguë. Chaque détail était soigneusement contrôlé pour donner une impression d’abondance et de sophistication. Elle venait de terminer ses dernières instructions aux échansons pour les informer sur les goûts du prélat et des autres invités en vins. Devant eux s’étalaient des carafes de cristal enchâssées dans des décors en argent. Les couleurs des breuvages traduisaient autant de nectars différents. Elle s’était renseignée auprès de Gibouin, le secrétaire, pour connaître les « petits secrets » sur les goûts et travers de son maître ; « toujours bon à savoir », s’était-elle dit. Elle s’était arrangée pour garder la confiance du jeune homme très impressionné par l’élégance de son hôtesse et elle s’était amusée par la manière dont Gibouin rougissait chaque fois qu’il croisait son regard. Cela n’avait pas manqué de la faire sourire et de la flatter. Il était très rassurant de savoir que l’on était encore désirable à quarante ans passés. Elle avait conté l’aventure à Robert qui en avait bien ri.

— Attention, ma chérie, de ne pas dévergonder un jeune prêtre. Je pense que notre prélat n’est pas très rigoureux là-dessus, mais tu as vu le moine, là on risque les foudres de Dieu.

— Non, c’est sûr que Gontran de Guise n’est pas rigoureux sur beaucoup de choses, je te conterai ça tantôt.

Elle retourna à son ouvrage. La foule des invités se pressait à l’entrée de la grande salle dans un brouhaha bourdonnant accompagné du froissement des robes de soirée. Chacun devant accéder aux rince-doigts où flottaient des pétales de rose, afin de se laver les mains et la bouche.

Heilwige se chargea du placement des convives en donnant la priorité, protocole oblige, au prélat qui s’intercala entre elle et son mari. Il portait une soutane écarlate exagérément brodée à la limite de l’ostentation. De plus il avait eu le mauvais goût de se couvrir les épaules d’une mosette qui n’allait pas lui faciliter la tâche pour le repas. Avec malice, elle avait disposé le petit prêtre à sa droite. De chaque côté, les autres invités suivaient, classés en fonction de leur renommée : des nobles, des ecclésiastiques et le prévôt. Il était bien évident que l’abbé Antoine ne participait pas à ses agapes et s’était fait porter une cruche d’eau avec un morceau de pain et de fromage. Heilwige fit un signe du menton au panetier qui donna ses ordres aux serviteurs. Les échansons se faufilaient entre l’agitation des serveurs pour proposer des vins différents selon les demandes de chacun. En premier service, les fruitiers apportèrent des fruits secs ainsi que des pains grillés avec du lard. Heilwige se pencha vers Gibouin et posa sa main sur la sienne. Elle perçut un tremblement et sourit.

— Je vous conseille les pommes séchées, elles sont excellentes.

— M… merci. Madame, répondit-il, sans pouvoir dissimuler son trouble.

Le deuxième service, que l’on nommait potage, fut annoncé par un tintement de clochettes. Les serviteurs, agiles et efficaces, apportèrent des plats fumants qui emplirent l’air d’un mélange capiteux d’épices et de viandes mijotées. Les ragoûts riches en saveurs, nappés de sauces onctueuses, déclenchèrent un concert de cuillères et de mâchoires avides. L’appétit avait pris le dessus, et les conversations s’étaient considérablement atténuées, laissant place à un fond sonore fait de bruits de couverts, de mastication et de quelques soupirs d’aise.

Heilwige observait la scène avec une satisfaction non dissimulée. Elle s’était personnellement assurée que les cuisines concoctent des mets à la hauteur de leur réputation. Cannelle, gingembre, girofle, muscade… des trésors venus d’Orient, au prix exorbitant, relevaient les plats d’une chaleur subtile qui semblait ravir les invités. Ses yeux se plissèrent légèrement de contentement en voyant Gontran de Guise se resservir avec empressement du potage au gingembre, une goutte de sauce échappée à son contrôle roula le long de son menton.

Il prépare sa nuit.

Gibouin se tourna vers Heilwige.

— Vous savez, je ne suis pas habitué à des repas si riches, car d’habitude je dîne à part.

Heilwige se pencha bien en avant, permettant au jeune prêtre d’admirer toute la profondeur de sa poitrine. Elle s’amusa de le voir fournir tant d’efforts pour détourner ses yeux, mais, inévitablement, la tentation (Oh seigneur !) l’emportait. L’émoi monta encore d’un cran lorsqu’elle mit à nouveau sa main sur la sienne.

— J’imagine tout ce qu’il faut d’abnégation et de foi pour embrasser la carrière de prêtre et toutes les belles choses de la vie auxquelles vous devez renoncer.

Elle se redressa, laissant un Gibouin rouge de confusion. Le pauvre garçon sembla oublier comment respirer, son visage virant d’un rouge écarlate. Heilwige se tourna vers Robert avec un sourire complice.

— Tu n’as pas honte de perturber ce pauvre jeune homme, lui souffla Robert.

— Il faut bien trouver un peu de distraction dans ce repas ennuyeux, lui répondit-elle avec un sourire malicieux. Mais le pauvre n’a pas fini de faire pénitence.

Ils ne purent retenir un éclat de rire qui leur attira quelques regards interrogateurs. Heilwige s’autorisa un instant pour observer Beatrix qui se tenait droite et impeccable, respectant scrupuleusement le protocole. La jeune femme esquissait parfois des sourires polis, mais Heilwige percevait la tension dans ses épaules. Elle se souvint d’avoir été à sa place, jeune épouse confrontée à des obligations sociales auxquelles elle ne pouvait se soustraire.

Le troisième service arriva. De longs plats portés à bout de bras offraient des brochets, du sandre ou des anguilles. Les poissons, présentés artistiquement en situation, semblaient encore vivants. Des légumes matérialisaient un décor évoquant la rivière. Heilwige apprécia la délicatesse du prélat qui savait, fort habilement, se servir des couverts. Le prévôt, au contraire, mangeait comme un porc, elle ne pouvait pas trouver d’autres adjectifs, avec ses doigts, s’essuyant sur son pourpoint maculé de taches de graisse. De plus, ce triste personnage s’autorisait à donner des tapes sur les fesses de certaines servantes. Elle ne manquerait pas de le remettre à sa place à la première occasion.

Les estomacs commençaient à être bien remplis et quelques convives marquaient une pause en se reculant au fond de leur siège. Gontran de Guise se pencha vers Robert.

— Je ne voudrais pas trop abuser, car demain nous devons aborder des sujets importants, dit-il, son ton mielleux laissant transparaître un zeste de fatigue.

— Laissons cela pour ce soir, si vous le voulez bien, répondit Robert, égal à lui-même, mesuré et courtois. Rien ne presse.

Le prélat acquiesça. Robert se leva et fit tinter son verre.

— Chers convives, je vous propose un entremets afin de laisser vos panses se reposer un peu.

Quelques rires coururent dans l’assemblée.

— J’ai fait venir Dame de Hauteclaire, chanteuse émérite qui a distrait les cours des plus grands.

Quelques rires parcoururent l’assemblée tandis que la grande Dame de Hauteclaire, chanteuse renommée, fit son entrée. Drapée dans une robe élégante, suivie d’un joueur de luth, elle s’avança au centre de la salle. Après un silence solennel, sa voix cristalline s’éleva, d’abord pour réciter un poème, puis pour entonner un chant. L’harmonie et la pureté de sa voix subjuguèrent l’assemblée.

À la fin de sa prestation, un silence chargé d’émotion régna avant que l’ovation ne retentisse, vibrante et unanime. Heilwige et Robert échangèrent un regard satisfait. Ils savaient que cette soirée, bien que marquée par des personnages peu reluisants, resterait gravée dans les mémoires.

Les serveurs réapparurent pour le quatrième service qui représentait le moment fort du repas, alors que certains convives repus éructaient de fort bruyante manière. Les serveurs apportèrent deux grands plats avec des cuissots de cerf. L’arôme puissant de la viande, relevée par une sauce complexe mêlant verjus, vinaigre, persil et épices rares, emplit la salle, provoquant des exclamations d’admiration et un bruissement d’assiettes. Les carottes, finement glacées, accompagnaient les mets. Un luxe presque provocant. Un brouhaha et des rires accueillirent les mets. La sauce, liée au pain, basée sur le verjus, le vinaigre et le persil, devait sublimer l’odeur des épices.

Un serviteur « tranchant », drapé d’un tablier immaculé, entra en scène avec deux assistants. Leur découpe maîtrisée, presque chorégraphique, tenait les invités en haleine. Les yeux suivaient chaque morceau de viande disposé avec précision dans les assiettes. Même les convives déjà rassasiés semblaient renaître d’appétit devant ce spectacle gastronomique.

— Attention au péché de gourmandise, glissa Heilwige, moqueuse, au prélat.

Gontran de Guise suspendit sa pique en l’air et planta ses yeux dans les siens, interloqué, mais amusé. Puis il éclata de rire avant d’attaquer avec un plaisir non dissimulé le plat d’exception.

Il est vrai que ce n’est pas son seul péché, pensa-t-elle.

Malgré un appétit largement satisfait, tous les invités firent honneur au mets de choix. L’ambiance, cependant, s’alourdit au fil des coupes de vin. Le prévôt, qui avait bu sans modération, devenait de plus en plus déplacé, ses gestes balourds frôlant l’insolence. Ses mains osaient désormais des libertés inadmissibles avec les jeunes servantes, et sa voix forte, entre rires gras et remarques douteuses, commençait à perturber l’assemblée. Heilwige, jusque-là patiente, sentit la goutte d’eau déborder.

Elle se leva avec une élégance froide, attirant immédiatement tous les regards.
— Monsieur le prévôt, si vous ne vous sentez pas bien, je vous autorise à vous retirer, déclara-t-elle d’un ton calme, mais tranchant.

Le silence s’abattit sur la salle. Les convives, suspendus à cette réprimande publique, fixèrent l’homme, qui resta un instant figé, une bouchée de viande en suspens. Il balbutia, cherchant une échappatoire.

— Heu… ça va Madame.

— Alors, dans ce cas, je vous demande de vous tenir.

Heilwige se rassit avec une maîtrise parfaite. Les discussions reprirent doucement. Le prévôt attendit qu’on l’oublie un peu pour continuer son repas. Robert adressa un regard approbateur à sa femme. Des jongleurs entrèrent pour accompagner le dernier service, dissipant les dernières tensions. Brioches moelleuses, pâtes de fruits translucides et crèmes brûlées parfaitement dorées firent leur apparition sur les tables, arrachant encore quelques soupirs de gourmandise. Des convives s’étaient déjà levés et buvaient de l’hypocras. Petit à petit, la salle se vidait. Gontran de Guise, égal à lui-même, s’approcha de Robert et Heilwige pour prendre congé.

— Ce fut un véritable festin. Vos talents d’hôtes sont incontestables, dit-il avec un sourire courtois.

Heilwige se pencha à l’oreille de son mari.

— Tu sais ce qui l’attend dans sa chambre ?

Robert eut un air étonné.

— Je tiens ça de Gibouin, ce sont deux mignons qui font partie de son escorte. Ils l’accompagnent pour ça. Les deux jeunes que tu as vus, ils ont quoi, quinze ans ?

Robert soupira, son visage se durcissant un instant, puis il laissa échapper un rire grinçant.
— Voilà qui éclaire d’un jour nouveau le visage consterné de son confesseur.

Ils se regardèrent puis éclatèrent de rire.

Ils attendirent que tous leurs hôtes aient regagné leurs appartements pour se diriger vers leur chambre. En haut de l’escalier, Heilwige mit son doigt sur sa bouche et entraîna Robert par la main. Ils s’approchèrent tout doucement de la porte du Prélat. Heilwige colla son oreille. Ils leur parvenaient des sons étouffés, des gémissements, des rires, et d’autres choses encore… Robert, derrière elle, n’avait pas besoin de tendre l’oreille pour comprendre. Il glissa une main sur les hanches de son épouse, puis malicieux, laissa tomber.

— Tu as forcé sur le gingembre, dis donc. Maintenant il faut assumer.

Elle se retourna vers lui, les yeux pétillants, et ils montèrent l’escalier en retenant leur hilarité. La nuit s’annonçait plus tranquille pour eux, mais tout aussi chargée de malice.

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