CHAPITRE XII : Chez les Dabo (4)
Négociations
Robert accueillit Gontran de Guise en inclinant légèrement la tête, un sourire figé aux lèvres, et baisa son anneau avec une révérence froide.
— Avez-vous bien dormi, Monseigneur ?
— Comme un ange, votre table et votre hospitalité sont divines.
— Vous m’en voyez flatté. Mais je suppose que votre visite n’a pas pour but de louer ma table. Asseyons-nous, je vous écoute.
Le prélat s’installa confortablement et se cala contre le haut dossier en velours rouge. Il s’appuya sur les accoudoirs. Il marqua un silence et se pencha vers Robert.
— Je voulais vous entretenir de certains points. En premier lieu, le plus important tient à la campagne d’évangélisation que veut conduire le grand prélat de Merz. Il m’a chargé de tout le nord du massif. Il faut aller trouver ces âmes perdues et leur porter la parole de Dieu. Vous aurez deviné, je pense, que c’est le père Antoine qui se chargera de prêcher.
Ainsi, tout s’expliquait. Robert n’avait, en fait, pas vu venir la requête et pas compris la présence de ce moine austère. « C’est vrai qu’il a la tête de l’emploi. » Il devinait ce qu’allait lui demander le prélat.
— Il faudra donc que vous organisiez une escorte d’hommes d’armes pour le protéger, comme vos obligations l’exigent.
Robert soupira, c’était un miracle qu’ils aient échappé à ça jusqu’à maintenant. Effectivement, l’organisation de cette « corvée » imposée par le traité de paix.
— Le père Antoine restera ici jusqu’à ce que l’expédition soit prête. Je ne pense pas qu’il soit d’une grande charge, termina-t-il avec un rictus méprisant.
— Ce sera fait tel que vous le demandez. Il faudra une ou deux semaines, je pense, pour tout préparer.
— Fort bien. J’ai eu raison de promettre au Prélat de Metz que vous vous acquitterez de cette charge avec célérité.
Célérité, célérité… bon on verra.
Le prélat s’enfonça dans son fauteuil, un sourire satisfait sur le visage. Après un court silence, il reprit d’un ton plus grave.
— L’autre point est plus délicat. Vous savez bien qu’à Strasbourg, nous avons la responsabilité de la gestion de la ville assurée par le prélat Henri de Vergen, avec qui j’ai eu un long entretien. Il se trouve que, depuis la mort de Jean de Boeckert, votre beau-père, Hubert, son fils, a repris les affaires en main et cherche clairement à restaurer des prérogatives historiques de la noblesse.
— Certes, mais je ne vois pas en quoi cela nous concerne, répondit Robert d’un ton mesuré.
Gontran se trémoussa dans son siège.
— Eh bien, cela va vous surprendre, mais nous pourrions y trouver un intérêt commun, car la montée en puissance de la bourgeoisie est inquiétante. Hubert de Boeckert serait un allié. Je crois que votre femme a une influence sur son jeune frère. Ne pourrait-elle pas se proposer pour une médiation. Vous connaissez toute l’influence du clergé, et en matière de richesse, l’église est désormais dominante et cela continuera à augmenter. Nous avons tout intérêt à une entente cordiale. Par ailleurs, Strasbourg reste sous la tutelle directe de l’Empire et je sais que votre femme est la sœur d’Agnès, l’épouse du Comte palatin, Guillaume de Saxe.
Robert, agacé par ces insinuations concernant sa famille, remplit deux coupes de vin et tendit l’une d’elles à Gontran avant de s’asseoir à nouveau.
— Vous me parlez de ma femme comme si elle était un simple instrument. Savez-vous seulement ce que cette histoire nous a coûté ?
Gontran fronça légèrement les sourcils, attendant que Robert s’explique.
— Je dois parler d’une affaire personnelle, ce qui me contrarie, je vous l’avoue.
Le prélat prit un air supérieur pour bien signifier qu’il devait tout savoir.
— Les deux sœurs ont été élevées à la cour de Guillaume de Saxe. Elles y ont grandi. Le Comte a jeté son dévolu sur Agnès pour l’épouser. Mais il y a eu un écart, un jour où il a séduit Heilwige alors qu’il était déjà marié. Le malheur voulut que Heilwige tombât enceinte. Je vous laisse deviner le scandale. Elle a dissimulé le fait le plus longtemps possible en s’éloignant de la cour. Je l’avais déjà connue lors d’une de mes visites et en était tout de suite devenu amoureux. Je lui ai proposé de venir ici à Dabo, loin de la cour et des risques qu’elle y courait. Elle a accouché à Dabo, mais, alors que le bébé avait huit mois à peine, nous avons, de justesse, arrêté un tueur envoyé par le Comte palatin pour supprimer l’enfant qui, tout bâtard qu'il fut, pouvait néanmoins prétendre à la succession. Alors, Heilwige a compris que l’enfant ne serait jamais en sécurité s’il restait ici à Dabo. Il fallait qu’il disparaisse. Nous l’avons confié à un homme de confiance avec ordre de le faire adopter par une famille qu’il devait trouver. Il ne devait en parler à personne, bien entendu, même pas à nous ; je vous laisse deviner, depuis, ce que ressent ma femme.
Les deux interlocuteurs marquèrent un silence. Il fixa le prélat attendant un commentaire, mais celui-ci demeurait silencieux. Robert était agacé de tous ces sous-entendus, mais il ne pouvait pas se permettre de sous-estimer l’influence grandissante de l’église dans le royaume.
— Bien, je vous promets de lui parler, reprit-il, mais je ne peux la forcer dans ses décisions.
— Si fait, je compte sur vous néanmoins.
Robert s’expliqua l'apparente distance du prélat sur sa situation familiale par le fait que, pour l'Église, l'opinion d'une femme n'avait que peu de poids, et que seul l'homme détenait le pouvoir de décision. Le prélat reprit.
— Par exemple, votre sœur nous aide beaucoup à Eguisheim. Elle a l’oreille de Metz et contribue largement à l’installation du culte sur la seigneurie.
Manquait plus que de parler d’Héloïse, s’énerva Robert.
Il avait peu de contact avec sa sœur depuis son mariage avec le Comte d’Eguisheim. Il savait qu’elle s’était rapprochée de l’empereur Charles II, mais ignorait jusqu’à quel point. Elle était devenue bigote à en frôler le ridicule.
— Ils connaissent un déboire avec leur fils toutefois qui doit succéder, avança prudemment Gontran.
— Ah bon, je ne sais pas, s’interrogea Robert, surpris.
Il vit que le prélat hésitait à poursuivre.
— Allons ! soit vous en avez trop dit, soit pas assez.
— Eh bien, Renaud aurait un penchant pour les garçons et ça commence à se savoir et cela est très mal vu à Eguisheim.
Alors si je m’attendais à celle-là de sa part !
— Vous voulez dire très mal vu par qui, par le peuple ou par l’église ? glissa-t-il perfidement.
Robert fixa le prélat, sa coupe à la main. Le poids de l'hypocrisie rendait chaque mot de Gontran insupportable, mais Robert savait qu’il ne pouvait rien dire sans s’attirer les foudres du clergé. Il posa sa coupe sur la table avec un calme feint et répondit froidement :
— La morale divine, dites-vous ? intolérable ? Vous avez sans doute raison.
Le prélat, incapable de saisir l’ironie sous-jacente, continua avec un sourire satisfait.
— Ces penchants doivent être corrigés. Si votre sœur applique les préceptes de l’église, elle fera le nécessaire.
Robert se leva brusquement et marcha vers la fenêtre pour masquer son irritation.
— Héloïse et moi n’avons que peu de contact. Ses affaires ne me concernent pas, et je ne me mêle pas des querelles d’Eguisheim.
Gontran resta un moment silencieux, savourant une dernière gorgée de vin avant de se lever.
— Réfléchissez à mes requêtes, Comte.
Robert le raccompagna jusqu’à ses appartements, le visage impassible. Lorsque la porte se referma sur le prélat, un sourire amer se dessina sur ses lèvres. La foi n’était qu’un outil pour les hommes comme Gontran, et la morale qu’il prêchait était bien plus flexible qu’il ne voulait le laisser croire.

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