CHAPITRE XIII : Les amours interdites (1)
Les amants
Renaud sentait monter son orgasme un peu trop vite, il voulait attendre Aubert. Il ralentit ses coups de reins, chaque mouvement devenant un effort presque douloureux pour contenir son excitation face à la vision troublante des courbes de son amant. Mais l’envie fut plus forte, il accéléra soudain, se laissant emporter dans une vague irrépressible. Aubert, sous lui, étouffait des gémissements.
Le vacarme les frappa comme un coup de tonnerre. La porte céda sous la force des gardes qui déferlèrent dans la chambre. Renaud n’eut pas le temps de se relever qu’une main brutale l’arracha à son amant. Aubert, jeté à terre comme une poupée de chiffon, poussa un cri de douleur. Les deux hommes furent saisis sans ménagement, traînés hors du lit et exposés, nus, à la clarté crue des torches dans le couloir.
Les regards pesants des curieux rassemblés dans la rue s’ajoutèrent à l’humiliation. Avant de les pousser dans une cellule mobile, les gardes leur lancèrent leurs vêtements. Renaud et Aubert, silencieux, s’habillèrent tant bien que mal, ballottés par les cahots de la carriole. L’air était saturé d’une tension lourde, insoutenable. Renaud lut la terreur dans les yeux de son amant. Ils ne parlaient pas et échangeaient des regards désespérés. Il se perdit dans ses réflexions. Il restait pourtant sûr d’avoir pris toutes les précautions. Il toucha Aubert qui sursauta.
— C’est la chambrière qui nous a dénoncés, murmura-t-il en brisant enfin le silence. Elle nous observait étrangement à notre arrivée.
Aubert tremblait, sa tête enfouie entre ses mains.
— Qu’est-ce qu’il va nous arriver ? gémit-il.
Renaud l’attira contre lui.
— Ils ne peuvent rien me faire, dit-il d’un ton qui se voulait rassurant. Mon père ne permettra pas qu’on touche à son fils.
Aubert hocha faiblement la tête.
— Toi, peut-être… mais moi ?
Renaud lui releva le menton et scella ses lèvres d’un baiser. Aucun autre mot ne fut échangé. Le reste du trajet s’écoula dans un silence oppressant, chacun perdu dans son angoisse.
La voiture stoppa devant la prison, ils furent tirés sans ménagements, traînés à l’intérieur et placés chacun dans des cellules séparées. À peine la porte fermée, Renaud interpella le garde.
— Hé toi, vous ne pouvez pas faire ça ; je suis Renaud, fils de Gérard d’Eguisheim. Mon père vous punira pour ça.
Le garde s’arrêta et se retourna avec un rictus ironique.
— Ah oui ? Pourtant c’est lui qui a signé le décret seigneurial qui interdit tout acte sodomite et le punit sévèrement. Et vous deux là, on peut témoigner qu’en tant que sodomites, vous êtes champions. Ceci dit, sacrée queue, mais elle irait mieux dans le con d’une femme. C’est du gâchis.
Il s’éloigna avec un rire gras. Renaud recula au fond de sa cellule nauséabonde et humide pour s’adosser au mur. Il ne pouvait douter que son père arrangerait ça. Il avait essayé de lui parler de son penchant pour les garçons, à demi-mot c’est vrai, mais Renaud avait fait en sorte qu’il comprenne. Restait l’intransigeance de sa mère, mais il ne pouvait l’imaginer mettre la vie de son fils en danger. Il ne put, toutefois, empêcher une sourde angoisse de lui envahir l’esprit.
Héloïse d’Eguisheim n’aimait pas qu’on l’interrompît dans ses prières. Elle ne répondit pas tout de suite à la servante qui entra avec précaution. Elle restait agenouillée face à un petit retable richement peint et rehaussé d’or. Il avait fallu tout le talent d’un orfèvre pour réaliser cette petite merveille dont on n’osait évoquer le prix. Lorsqu’une servante entra, hésitante, elle ne détourna même pas les yeux, restant immobiles, les mains jointes.
— Le capitaine du guet désire vous parler, Madame, il dit que c’est extrêmement urgent.
Héloïse inspira profondément.
— Dis-lui que je viens.
Ce n’est qu’au bout de quelques minutes qu’elle se leva, lissant machinalement les plis de sa robe avant de quitter l’oratoire. Elle avançait d’un pas mesuré, assurée, et trouva le capitaine Stoeckler raide comme un pieu dans le couloir, son casque sous le bras. Sa mine sombre lui arracha un léger froncement de sourcils.
— Je vous écoute.
Il se racla la gorge.
— Eh bien, suite à une dénonciation… nous avons interpellé deux sodomites dans une chambre à l’auberge du moulin. Nous les avons mis à la prison de la tour carrée.
— La loi est la loi, capitaine, vous avez bien fait.
Il marqua une pause, la dévisageant avec un mélange de nervosité et d’embarras, avant d’ajouter :
— Cependant… l’un des hommes est… votre fils, Madame.
Le temps sembla se suspendre. Les mots s’enfoncèrent en elle comme une lame, et son corps réagit avant même qu’elle ne puisse réfléchir. Une légère oscillation, imperceptible, ébranla son maintien habituellement rigide. Sa main chercha un appui contre le mur, ses doigts s’accrochant à la pierre rugueuse.
— Mon… fils ?
Sa voix, d’abord claire, s’était brisée sur le dernier mot. Elle tenta de croiser le regard du capitaine, mais la peur qu’elle y lise la confirmation de l’irréparable l’en empêcha. Une chaleur envahissante monta en elle, suivie d’un froid glacial.
— Oui, Madame. Renaud.
Le nom résonna dans sa tête comme un glas. L’image de son fils enfant, courant dans les jardins, se superposa à celle qu’elle craignait désormais, un jeune homme humilié, traîné devant tous dans une honte publique.
Elle finit par se redresser, chancelante, mais déterminée. La colère sourdait en elle, refoulant la panique qui menaçait de l’écraser.
— Je vous remercie… capitaine.
Il salua et s’apprêta à se retirer.
— Ah au fait, sur une dénonciation, dites-vous ? Qui a dénoncé ?
— Une chambrière, Madame.
Elle ferma les yeux un instant, inspirant profondément. Quand elle rouvrit les paupières, son regard était d’acier.
— Assurez-vous que cette… personne n’oublie pas de reconnaître mon fils à l’avenir.
— Ce sera fait, Madame.
Elle resta immobile un moment, seule à essayer de rassembler ses idées. Pour l’instant elle était encore assommée, le cœur battant à tout rompre. Elle se permit un moment de faiblesse, posant la main sur sa poitrine pour calmer le tumulte en elle. Elle murmura une prière rapide, désespérée.
Il fallait parler à son mari. Elle se dirigea d’un pas ferme vers son bureau où il devait se tenir présentement. Elle ouvrit la porte sans ménagement et se planta devant la grande table. Gérard d’Eguisheim releva la tête, émit un profond soupir et se recula dans son siège.
— Héloïse… que se passe-t-il encore ?
Héloïse referma la porte derrière les gardes et se tourna vers son mari, le visage empreint d’une colère froide.
— Notre fils vient d’être arrêté par le guet en plein acte sodomite dans une auberge.
Il blêmit ; ses lèvres tremblaient, mais n’émettaient aucun son. Il se mit la tête entre les mains.
— Mais comment c’est possible ?
— Il a été dénoncé.
— Quoi ?
— J’ai fait ce qu’il faut au sujet de la personne responsable, mais ce n’est pas la question. Je croyais que vous lui aviez parlé. Mais vous avez laissé faire, hein ? Comme d’habitude.
Il redressa la tête, visiblement irrité par la pique. Après une inspiration profonde, il se leva brusquement, son fauteuil raclant le sol.
— Nous n’en sommes plus là. Il faut voir les gardes qui l’ont arrêté, tout de suite. Faites-les venir ici.
Elle n’était pas du genre à accepter les ordres, mais elle saisissait toute la gravité de la situation. Un bref instant plus tard, les deux gardes, livides, se tenaient devant les deux époux. Gérard se planta devant eux.
— Aucun de vous deux n’a reconnu notre fils ?
Le plus courageux répondit.
— Non ! ce qu’il se passait sur le lit était confus, ont voyait des fesses et…
— Épargnons-nous ceci si vous le voulez bien, tonna Gérard en agitant une main exaspérée. Admettons ! et après ?
— Il y a eu très vite un attroupement et nous avons fait vite, en plus, votre fils ne s’est signalé qu’une fois dans sa cellule.
— Tu es donc en train de me dire qu’il y a eu beaucoup de témoins ?
— Oui, répondit le garde dans un souffle.
Héloïse regardait son mari arpenter la pièce de long en large, la colère à peine contenue. Elle gardait le silence. Gérard revint vers le garde.
— Alors, dis-moi, lequel était passif et lequel actif ?
Les gardes se regardèrent, interdits, hésitant à répondre.
— Pardon, Seigneur, mais…
— Par sang bleu ! qui était dessous en train de se faire sodomiser et qui était le sodomite dessus ? Puisque vous ne voyiez que des fesses, as-tu dis.
Héloïse voulut intervenir.
— Gérard, vous ne croyez pas que…
Il la fit taire d’un geste de la main sans même la regarder. Elle l’avait rarement vu aussi directif. Il se tenait à quelques centimètres du visage du garde.
— Rappelle-toi bien.
Le garde finit par murmurer, hésitant.
— Eh bien c’est votre fils qui était dessus.
Un profond soupir échappa à Gérard. Il passa une main sur son visage, visiblement contrarié, et resta un instant figé dans ses pensées. Enfin, il releva la tête et s’adressa aux deux hommes d’un ton glacial.
— Alors, écoutez bien ce que je vais vous dire tous les deux. Vous tenez à ce que tout se passe bien pour vous et vos familles ?
Ils approuvèrent avec une inquiétude grandissante.
— Donc c’était mon fils qui était dessous. Vous avez compris ?
Les gardes échangèrent un regard troublé, mais hochèrent la tête en silence.
— Répétez bien pour être sûr.
— C’est votre fils qui était dessous, dirent-ils en cœur.
— Bien et si vous changer de version, vous savez ce qu’il adviendra.
Les deux gardes se retrièrent avec précipitation. Nul doute que la leçon avait été comprise. Héloïse se tourna vers lui.
— Vous pouvez m’expliquer.
Il la regarda avec un mélange de colère et de mépris.
— Ma chère épouse. Il semble que, dans votre zèle à faire appliquer les lois de l’Église, vous ne vous soyez pas beaucoup attardée sur ce qui concernait les mœurs. Remarquez, cela ne m’étonne pas, vu le peu d’intérêt que vous portez à la chose !
Elle eut du mal à l’admettre, mais cette réflexion la blessa.
— Je vous en prie, laissons là. !
— Eh bien apprenez, pour votre gouverne, que l’église fait une distinction entre l’actif et le passif dans son jugement sur les sodomites. Le fait d’être actif est un cas aggravant. Cela n’irait pas jusqu’à considérer le passif comme une victime, mais il y a plus d’indulgence.
Héloïse fronça les sourcils, ne comprenant pas où voulait en venir son mari.
— Et ça change quoi ?
Il laissa échapper un soupir d’exaspération. Il vint se camper devant elle.
— Tout ! lors du procès, car il va y avoir procès, nous ne pouvons l’éviter, nous pourrons épargner Renaud, mais il y aura une punition ; par contre nous pourrons mettre toutes les charges sur son… amant.
Il croisa les bras, son regard sombre défiant celui de sa femme.
— Et maintenant, Héloïse, je vous laisse méditer sur la complexité des mœurs que vous prétendez défendre.
Elle resta figée, incapable de répondre, tandis qu’il quittait la pièce, laissant derrière lui une tension palpable.

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