CHAPITRE XIII : Les amours interdites (3)

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Le procès de trop

La grande salle de justice, richement éclairée, affichait complet. On avait refusé des entrées. Dehors, la clameur de la foule massée sur la place se faisait entendre par vagues, entrecoupée des cris des marchands de pain et de vin chaud. Les murmures portaient autant de colère que d’interrogations.

L’estrade était occupée par Gérard d’Eguisheim, le prévôt, le capitaine du guet, et le juge Théo de Ribeaupierre. Le prélat d’Eguisheim se tenait à côté du Comte. Gérard ne pouvait présider cette séance pourtant de sa prérogative. Mais le fait que son fils soit impliqué l’avait obligé à faire venir un juge de Strasbourg. Il avait l’impression de revivre cette scène pour la deuxième fois. Comment aurait-il pu se douter que, seulement quelques mois plus tard, ce serait son fils à la place de cette pauvre femme jugée pour sorcellerie. Héloïse occupait une position en retrait dans la salle. Sur le côté, encadrés par des gardes, Renaud et Aubert, fers aux pieds, se tenaient debout, livides. Le juge leva la main pour calmer le brouhaha.

— En cette année, mille trois cent vingt-trois, treize du mois de juillet, s’ouvre la session de justice spéciale. Par devant nous, comparaissent Renaud d’Eguisheim, fils de Gérard d’Eguisheim et de Héloïse d’Eguisheim et de Dabo et Aubert Mayeur, fils de Gilles Mayeur et d’Hélène Mayeur. Reconnaissez-vous les deux prévenus ?

Les parents confirmèrent. Gerard d’Eguisheim devait déployer un effort marqué pour supporter l’humiliation de la situation. Héloïse affichait des traits tirés, signes de nuits sans sommeil. Le juge se tourna vers les deux jeunes gens.

— Renaud d’Eguisheim, Aubert Mayeur, vous êtes ici ce jour pour répondre d’acte de sodomie pour lequel vous avez été surpris en action par le guet. Acceptez-vous les faits ?

Un silence glacial envahit la salle. Renaud s’avança un peu avec un air de défi.

— Par votre bouche, vous salissez cet acte d’amour.

Un frisson parcourut l’assemblée. Certains éclatèrent en rires nerveux, on entendit des jurons. Gérard toisa son fils avec consternation pendant qu’Héloïse se signait. Il incendia Renaud du regard. Tous ces efforts risquaient d’être réduits à néant s’il persistait dans son attitude. Il surprit un regard de son fils vers sa sœur en larmes. Cela sembla lui faire comprendre la gravité de la situation. Il se recula et baissa la tête. Le juge tapa sur la table.

— Silence ! Votre insolence ne fera qu’aggraver votre cas, jeune homme. Je repose ma question : reconnaissez-vous ces faits ?

— Oui, murmura Renaud.

— Oui, Répondit Aubert à son tour.

— Pour ces faits, vous comparaissez devant les hommes, mais aussi par devant Dieu.

Le juge s’adressa aux gardes.

— Nous allons entendre les faits énoncés par les deux gardes du guet.

Les deux gardes s’approchèrent, très mal à l’aise, n’arrêtant pas de jeter des regards à Gérard.

— Vous devez prêter serment devant les hommes et devant Dieu.

Le premier qui s’avança sembla défaillir. Il ne quittait pas Gérard des yeux.

— Parlez !

— Alors nous avons été avertis par la fame Guerte, chambrière à l’auberge du moulin, qu’il y avait mauvais déduit dans une chambre, deux hommes nous a-t-elle dit.

Le prévôt leva la main.

— La fame Guerte ne peut être ici ce jour, car elle a été fort malmenée par deux hommes la nuit dernière. Elle ne peut parler ni marcher.

Le juge fit signe de continuer.

— Nous sommes rentrés dans la chambre désignée et il y avait bien les deux hommes qui étaient l’un sur l’autre et se livraient. à.. la… fornication. Le membre viril est sorti du cul et il était encore dressé.

Héloïse se signait frénétiquement alors que Gérard devait effectuer un effort pour garder de la contenance. L’assemblée commentait fort bruyamment ce qui venait d’être dit. Le juge eut du mal à faire revenir le silence. Il se tourna vers les deux prévenus.

— Renaud d’Eguisheim et Aubert Mayeur, je vous reconnais donc coupable d’acte sodomite. Je laisse la parole à Etienne de Perthes, prélat d’Eguisheim.

Le clerc se leva avec des gestes larges, lança un regard circulaire sur toute l’assistance, lentement pour que l'on saisisse bien l’importance de sa fonction. Gérard devait lutter pour ne pas se laisser submerger par l’inquiétude.

— Après la justice des hommes, moi, Etienne de Perthes, parle au nom de Dieu.

Il se lança dans un long monologue, citant des textes et en les expliquant pour bien faire comprendre la position de l’église vis-à-vis des faits. Le coït contre nature était contraire à l’ordre de la nature et condamné par Dieu. Il ne pouvait y avoir accouplement qu’entre femme et homme pour concevoir enfant. Toute autre fornication était péché mortel. Il termina sur ce mot qui résonna horriblement dans la tête de Gérard. Le prélat reprit. Un silence de plomb s’était abattu sur l’assemblée.

— Pour la justice divine, nous devons toutefois faire la différence entre l’homme actif qui commet l’acte de sodomie et celui qui le subit.

Nous y voilà, pensa Gérard.

— Gardes, vous êtes seuls témoins, alors dites-nous.

Le garde, le visage décomposé, approcha en roulant des yeux. Il se redressa au mieux et se racla la gorge. Un silence mortel figea la salle. Il regarda Gérard de manière détournée.

— Eh bien.. voilà…

— Oui ? l’encouragea le prélat.

— C’était Aubert Mayeur qui était dessus.

Il avait jeté ça pour s’en débarrasser. Il baissa la tête alors qu’un grand murmure remplit la salle. Renaud, d’abord sidéré, cria.

— Mais non, c’était moi.

Gérard fit un signe discret à un garde pour faire taire son fils. Les deux hommes du guet se retirèrent rapidement. Le juge reprit la parole. Il se leva pour calmer l’assemblée.

— En conséquence de quoi, selon les règles cléricales en vigueur désormais à Eguisheim, vous condamne, Renaud d’Eguisheim à la peine exemplaire de quarante coups de fouet et Auber Mayeur à subir le supplice du pal en barre rouge par là où il a péché et conduit au bûcher ensuite. La sentence est applicable sous deux jours.

Les cris de désespoir des deux jeunes gens retentirent horriblement. Ils voulurent se précipiter dans les bras l’un de l’autre, mais les gardes les séparèrent brutalement et les entraînaient déjà dehors, alors que Renaud criait à l’injustice, mais on ne l’entendait plus. Gérard ressentit enfin se lever l’énorme oppression qui lui étreignait le cœur. Il regarda Héloïse en pleurs qui lui fit un signe de tête. Etienne de Perthes fit signe à Gérard d’approcher.

— Il m’aurait été difficile de condamner le fils d’un seigneur à mort. La situation est maîtrisée et il y aura exemplarité.

Gérard baisa l’anneau et le prélat se retira. La foule commençait à se disperser.

Renaud demeurait prostré au fond de son cachot. En fin d’après-midi son père vint le voir. Les gardes ouvrirent la cellule. Il se campa devant son fils qui resta accroupi.

— Il ne te reste plus qu’à subir ta sentence dignement. J’ai fait en sorte que tu sois épargné.

— Mais Aubert ! c’est une infamie, ce qui arrive.

Gérard se baissa et remonta le menton de son fils. Il posa un regard affectueux.

— Je ne pouvais pas faire autrement. Tu t’appelles Renaud d’Eguisheim et le jeu était faussé dès le départ. Tu n’y peux rien.

— Je ne veux pas de cette vie, lui lança-t-il.

Gérard se releva avec un grand soupir et se retira. Plus tard en soirée, Geneviève vint le voir. On lui ouvrit également la porte et les laissa tranquilles. Manifestement les consignes avaient changé. Geneviève garda longtemps son frère dans ses bras pour calmer ses pleurs.

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