CHAPITRE XIV : Chroniques du royaume d’Elsàss (1)

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À Strasbourg

Les volutes des multiples forges, foyers et autres feux se mélangeaient aux lambeaux de brouillard qui s’attardaient encore sur Strasbourg malgré une heure avancée. L’ébauche fantomatique de la cathédrale se dévoilait au gré du déchirement des fumées, telle une silhouette imposante qui fendait la brume comme une promesse inachevée. Les échafaudages escaladaient la structure incomplète, un entrelacs de bois et de cordes qui semblait suspendu entre ciel et terre.

Jean Eckert, l’architecte, observait l’édifice avec un mélange d’orgueil et de frustration. Pour le moment, seul le chœur était vraiment achevé. Le transept n’était qu’à peine commencé. Il devait s’en tenir aux consignes du chapitre et l’envisager dans le style classique pour des raisons budgétaires, même si le chœur était érigé selon les règles modernes d’architecture. Cela conférait à l’édifice la grâce d’une dentelle de pierres percée de très grandes fenêtres l’inondant de lumière. Jean Eckert trouvait stupide cette idée du chapitre, de reprendre le transept plus tard lorsqu’ils auraient réuni les fonds nécessaires. La crypte restait ouverte, telle une plaie béante, faute de dalles et de pierres de taille pour la recouvrir. Quatre piliers soutenus par leurs contreforts se dressaient jusqu’à une trentaine de mètres ne supportant que le ciel, car la construction des voûtes se retrouvait également à l’arrêt. Heureusement qu’il avait pris la précaution de réserver des pierres pour les pinacles, assurant ainsi la solidité de l’ensemble.

Un cliquetis métallique le ramena à la réalité. Les marteaux battaient les enclumes, les grues craquaient sous la tension des cordages, et les voix des ouvriers montaient, écho d’un chantier grouillant de vie. Jean se détourna pour rejoindre les trois chefs bâtisseurs qu’il avait convoqués.

— Je voulais déjà savoir où nous en sommes en stock de pierres.

Greg, le vétéran que l’on surnommait le « roux » hocha gravement la tête.

— Nous avons encore assez de pierres de taille pour continuer les piliers et les murs, mais très peu pour les voûtes. De plus, les grès durs pour la crypte ne sont pas livrés et tant que nous ne pouvons fermer la crypte, nous ne pouvons continuer.

— Et pour le bois ?

— Là, pas de problèmes et je pense qu’il va falloir embaucher plus de charpentiers. J’attire votre attention sur les tailleurs de pierres, insista-t-il. Lorsque la pierre va venir à manquer, ils chômeront et il n’y aura plus de salaire, j’ai peur que ça provoque du mécontentement. Vous savez bien que beaucoup sont venus ici avec leur famille.

— Je sais tout ça, répondit Jean Eckert avec agacement. Il y a une réunion du chapitre dans trois jours et j’espère que nous aurons de bonnes nouvelles. Je vous remercie.

Le chantier grouillait de dizaine de petites mains, méconnues, ignorées et trop souvent tenues pour partie négligeables. C’étaient pourtant ces ouvriers de base qui permettaient au chantier de suivre son cours. Les convoyeurs de pierres, les bûcherons et les charbonniers qui approvisionnaient en charbon de bois indispensable pour les forges, tous ces gens qui activaient les grues, les tourneurs de tympans pour seconder les carriers, les bâtisseurs d’échafaudages, et aussi, tout le petit peuple qui pourvoyait au ravitaillement des ouvriers et assurait l’intendance. Par ailleurs les professions plus nobles se voyaient organisées en compagnonnage et s’entraidaient. Cette solidarité les mettait à l’abri des coups du sort. Il en allait ainsi des tailleurs de pierres, des maçons, des forgerons ou des charpentiers.

Dès qu’il avait entendu parler du chantier de la cathédrale, Ysangrin était venu avec sa famille. Un tel chantier lui garantissait du travail jusqu’à la fin de ses jours. On trouvait toujours une besogne à faire. Il fut vite embauché dans un écureuil, ces énormes roues qui permettaient de monter de grosses charges. La tâche pouvait devenir harassante, mais l’équipe se montrait de bonnes compagnies. Cela faisait moins d’un an qu’ils étaient arrivés et ils avaient obtenu l’autorisation d’habiter une cabane provisoire coincée entre deux contreforts des murs de la cathédrale et déjà occupée par une autre famille. Il avait fallu partager l’espace. Gaber était tourneur et il s’entendit tout de suite avec Ysangrin grâce à la solidarité des petites gens. Les deux familles réunies comptaient cinq enfants qui se mélangèrent immédiatement. Edel, la femme d’Ysangrin, trouva une place chez un maraîcher qui approvisionnait le chantier quotidiennement. Elle avait pour tâche, tôt le matin, de réceptionner et trier les légumes et de les répartir par secteurs de livraison qu’elle assurait pour une partie. Le jeune couple affrontait de longues journées de labeur, mais ils se montraient durs à la besogne. Seule, la venue d’un prochain enfant laissait sourde une légère inquiétude chez Ysangrin. Le soir, dans l’intimité de leur couche, il aimait relever la chemise de sa femme pour plaquer sa joue sur son ventre.

— On ne sent rien ?

— Mais non c’est encore trop tôt.

— Il va falloir trouver où loger. On ne peut pas rester ici avec deux enfants. Je vais en parler à un chef de chantier.

Il l’embrassa longuement et souffla la chandelle qu’il devait économiser. Elle se blottit contre sa poitrine, elle aimait à y retrouver son odeur et la douceur de sa pilosité. Le meilleur moment de sa journée pour eux deux.

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