CHAPITRE XIV : Chroniques du royaume d’Elsàss (2)
Jean de Boeckert, agacé, tournait en rond dans le salon privé. Le grand prélat Henri de Vergen avait demandé à le voir et il l’attendait. Jusqu’à maintenant, les relations entre sa famille et l’Église restaient plutôt tendues. Il en allait de même avec les autres familles nobles de la seigneurie de Strasbourg depuis que la noblesse avait été évincée de la gestion de la ville. Malgré son lien direct avec le Comte palatin, il n’avait pu empêcher le grand prélat de devenir le maître de la cité, voici quinze ans. Les finances de Strasbourg se dégradaient inexorablement, il le savait et il était évident que la construction de cette cathédrale y était grandement pour quelque chose.
S’il attend des fonds, il se trompe lourdement, on a déjà largement donné pour cette… folie des grandeurs !
Le prélat fut enfin annoncé. Il se plia de mauvaise grâce au baisement de l’anneau. Il vivait cette « stupidité » comme une humiliation. Son adhésion à la foi chrétienne tenait beaucoup plus à la politique qu’à une vraie conviction. Ils s’installèrent face à face, dans de grands fauteuils. Hubert n’avait en aucun cas fait préparer une collation. L’attitude du prélat semblait plutôt avenante.
Il a quelque chose à me demander.
Le clerc se racla la gorge.
— Sire Hubert, ma démarche est plutôt d’ordre confidentiel.
Hubert se contenta de hocher la tête.
— Voilà ! je connais tout le ressentiment que nourrit la noblesse à notre endroit. Elle se sent indûment écartée de la conduite de la seigneurie. Ce en quoi on pourrait discuter, car il vous reste de belles prérogatives, comme la justice.
Ah bon ? On pourrait en discuter effectivement.
Mais il ne voulut par relever la remarque.
— Vous savez sans doute que, depuis quelque temps, nous assistons à une pression de plus en plus forte de la bourgeoisie commerçante pour accéder à des fonctions au sein de notre conseil, où vous siégez d’ailleurs. Leur puissance financière devient l’argument prépondérant.
— Où voulez-vous en venir, Monseigneur ?
Le prélat se contorsionna dans son siège. Il se pencha en avant, le regard bien fixé sur Hubert.
— Une alliance, tout simplement. Vous et moi, ainsi que vos pairs, partageons un intérêt commun, empêcher ces… marchands de prendre le contrôle de la ville. Une cité gouvernée uniquement par le profit perdrait son âme.
Et sa cathédrale ! murmura Jean.
Le prélat, s’il avait entendu, ignora l’ironie. Il reprit.
— Surtout, elle perdrait l’équilibre que nous avons su maintenir. Voici ma proposition, unissons nos forces. Une entente pourrait permettre une meilleure répartition des responsabilités, tout en nous assurant que les marchands restent à leur place.
Jean demeura silencieux, pesant soigneusement les implications. Une telle alliance pouvait s’avérer avantageuse, mais il doutait des intentions réelles du prélat. Ce dernier semblait lire dans ses pensées. Il se pencha comme pour lui livrer une confidence.
— Nous pourrions engager des pourparlers pour définir une plus juste répartition des obligeances contre une entente dans nos actions face aux marchands. Réfléchissez-y. Les familles nobles seraient largement majoritaires et préserveraient leur influence pour longtemps.
Il se renfonça contre le dossier et attendit une réponse. Hubert restait perplexe. Ces propositions pouvaient l’arranger avec les trois autres familles. Lui non plus ne voulait pas laisser la place aux bourgeois qui ne manifestaient, la plupart du temps, aucune éthique et n’étaient majoritairement que des arrivistes. Il inspira longuement.
— Monseigneur, je pense que nous pourrions en parler oui. Il faut avant tout que je rencontre les familles.
— J’étais sûr que nous trouverions un accord, car nos intérêts sont beaucoup plus proches que ceux de ces… marchands. Et puis je voulais échanger avec vous d’un autre petit tracas.
— Oui ?
— Pour la cathédrale...
Nous y voilà.
— Nous sommes tributaires de plomb et de pierres qui proviennent du val des mines de Màrkirich. Or, le Baron de Combefer nous impose des taxes de passages qui deviennent exorbitantes. Enfin ce n’est pas ce vieux gâteux qui est derrière ça, mais son fils aîné qui prend en charge les biens de la famille. Son père est totalement accaparé par sa jeune épouse avec qui il passe le plus grand de son temps. C’est d’autant plus curieux que, dit-on, il ne peut l’honorer.
— Je suis étonné, Monseigneur, que vous vous prêtiez à de tels ragots.
— Vous savez, mon fils, je suis prélat, mais aussi homme politique et je dois agir comme tel. Me tenir au courant de tout ce qui se passe dans le royaume.
— On dit que vous avez un réseau d’informateurs très efficace.
— On le dit en effet. Mais pour en revenir à notre problème, je crains que cette situation devienne invivable lorsque le père passera à trépas et ça ne saurait tarder. Le fils aîné sera un vrai obstacle. Je sais que cette situation vous coûte cher aussi. Cette route est le principal axe nord-sud. Le Comte d’Eguisheim en souffre énormément et le mécontentement gronde chez les marchands.
— Je le reconnais. Que proposez-vous ?
Le prélat se pencha vers lui.
— L’église est miséricordieuse pour toutes ses ouailles et ne peut aller à l’encontre des lois du Seigneur. Vous êtes beaucoup plus libre que moi. Si cette situation s’améliorait miraculeusement, nous y verrions un renforcement de nos liens et je suis sûr que nous rangerions beaucoup de marchands à nos côtés.
— Miraculeusement ? Mais les miracles relèvent justement de l’église Monseigneur, ironisa Hubert avec un sourire.
Le grand prélat eut un regard entendu.
— Si fait, mais cela est aléatoire, vous le savez bien. Voilà, je vais vous laisser, merci beaucoup de m’avoir prêté une oreille attentive.
Le religieux laissa Hubert en pleine réflexion. Il ne voyait, contre toute attente, que du positif dans cet entretien. Il ne pouvait nier que cette famille Combefer (il ne pouvait dire « de » Combefer tant leur noblesse restait discutable) posait un problème indéniable à tout le nord du royaume et il connaissait l’influence grandissante du frère aîné. Il demeurait persuadé, lui aussi, que la situation se montrerait totalement différente avec le cadet, Tristan. Alors, s’il a la bénédiction de l’église…
Au lever du soleil, Ysangrin rejoignit le chantier du transept sud. Le froid matinal s'accrochait encore aux pierres, et les ombres des échafaudages s'étiraient comme des griffes sur le sol. Devant lui, l’énorme machine se dressait, imposante, presque intimidante. Les maçons étaient déjà à l’œuvre, répartis sur les échafaudages, attendant que les pierres soient levées. Cette partie de la façade exigeait de lourds blocs, difficiles à manier et dangereux à manipuler.
Ysangrin observa la roue géante. D’un diamètre de huit coudées, elle dominait le chantier, imposant le respect. À l’intérieur de la structure, deux hommes devaient marcher en cadence, chacun sur un côté de la roue, pour actionner le mécanisme. La difficulté résidait dans la coordination de leurs mouvements. Un déséquilibre pouvait s’avérer fatal. Ysangrin maîtrisait cette technique, mais son jeune compagnon semblait inquiet.
— Écoute-moi bien, lui dit Ysangrin en posant une main rassurante sur son épaule. Marche comme si tu étais sur une planche étroite. Pas trop vite, pas trop lentement. L’équilibre est la clé.
Ils montèrent dans la roue pour un premier essai à vide. Le grincement des planches accompagna leurs pas hésitants, mais peu à peu, leurs mouvements se synchronisèrent. Une fois le rythme trouvé, ils firent signe qu’ils étaient prêts.
La première pierre, de taille moyenne, fut placée sur le chariot. À l’arrière de la roue, Grus « bras de fer » se tenait prêt. Cet homme, massif comme un taureau, avait la tâche cruciale de manœuvrer le frein. Une fourche en U, dotée de patins de bois, permettait de bloquer les roues lorsque le monte-charge atteignait la plateforme supérieure. Grus observait la roue avec une vigilance absolue, conscient du danger.
Les premières pierres s’élevèrent sans encombre. Ysangrin et son compagnon maintenaient un rythme constant, malgré la fatigue qui se faisait sentir dans leurs cuisses. Les maçons, au sommet, guidaient le levage avec des gestes précis, assurant que chaque pierre trouvait sa place.
Mais, alors qu’une grosse pierre passait la trappe de l’échafaudage, les choses prirent une tournure inquiétante. Les maçons firent signe de stopper. Grus actionna le frein, mais un craquement sourd retentit. Le patin gauche se fissura, puis éclata en plusieurs morceaux.
— Sortez ! hurla Grus aux deux hommes dans la roue.
Le temps sembla suspendu. La pierre, trop lourde pour le mécanisme désormais hors de contrôle, commença à basculer. Sa chute entraîna une rotation violente de la roue. Ysangrin et son compagnon furent projetés dans tous les sens, ballottés comme des poupées de chiffon.
Un fracas terrifiant secoua le chantier. La pierre s’écrasa sur la roue avec une force inouïe, pulvérisant le bois et projetant des gravats dans toutes les directions. Un nuage de poussière dense enveloppa la scène. Un silence de mort s’abattit.
Les ouvriers accoururent de toutes parts, leurs cris résonnant dans l’air immobile. Grus, blême, se releva péniblement, fixant l’amas de madriers éclatés. Lentement, le nuage de poussière se dissipa, révélant l’ampleur de la catastrophe.
Sous les débris, on distinguait la pierre, brisée en deux par l’impact. Et sous elle, dépassaient deux corps inertes, leurs membres disloqués à moitié ensevelis.
— Ils sont morts, murmura quelqu’un, d’une voix étranglée.
Les ouvriers s’élancèrent pour dégager les poutres brisées. Des leviers furent amenés pour soulever la pierre, qui pesait encore comme une montagne. L’architecte dirigeait les opérations, son visage marqué par une consternation silencieuse.
Lorsque les deux corps furent enfin dégagés, un murmure respectueux parcourut l’assemblée. Ysangrin et son jeune compagnon avaient été broyés par l’accident. On les allongea côte à côte, leurs visages figés dans une expression d’effroi. Une toile de bure fut posée sur eux.
Un abbé fut appelé. Tandis qu’on lui narrait les faits, il commença à réciter les prières de l’extrême-onction. Les ouvriers se signaient en silence, leurs visages sombres témoignant de l’impact de la tragédie.
Pendant ce temps, la nouvelle s’était répandue rapidement. La famille colocataire d’Ysangrin rejoignit le lieu du drame avec le fils dans les bras. Le pauvre gamin ne comprenait pas ce qu’il se passait, ni pourquoi cette femme le serrait contre elle, en pleurs. Un homme porta le corps d’Ysangrin vers un abri.
Puis, Edel arriva…

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