CHAPITRE XIV : Chroniques du royaume d’Elsàss (4)
À Ferrette
— Ah ça non, il n’en est pas question !
Blanche de Ferrette fulminait. Sous l’énervement, elle arpentait la vaste salle austère, venant régulièrement se placer face à la grande cheminée pour trouver un peu de chaleur. Les courants d’air emportant toute tiédeur dans le reste de la pièce. Edmond, son frère aîné, se tenait assis derrière une table vernissée de belle facture. Devant lui s’étalaient quelques documents. Autant Blanche ressemblait à sa mère avec sa silhouette fine, ses articulations déliées et son visage de Madone, autant Edmond était petit, le visage asymétrique. Son corps trapu laissait deviner une musculature au-dessus de la normale. Il lui répondit avec un rictus moqueur.
— Ma chère sœur. Es-tu sûre de t’entendre vraiment dans toutes ces histoires d’argent ?
Cette remarque raviva sa colère. Elle planta ses deux mains sur la table, face à lui.
— Tu peux ne pas être d’accord avec moi, mais je t’interdis de me prendre pour une gourde ! J’ai suivi les affaires de notre fief avec père, tout comme toi, peut-être même mieux, car, au contraire de toi, je me soucie des gens qui y vivent, et relever les banalités et les corvées à ce point c’est indigne d’un grand seigneur.
Il la regarda avec un ricanement
— Qui te dit que je suis un grand seigneur ? Je fais ce qu’il faut pour protéger notre domaine, rien de plus.
Elle leva les bras au ciel, son frère l’exaspérait.
— Oh, je t’en prie ! Pas ce genre d’humour avec moi ! En plus, es-tu stupide au point de ne pas comprendre que ce sera contre-productif ? Ils ne pourront pas payer et alors que feras-tu ?
— Alors là, ma sœur, je te renvoie ta remarque, je ne suis pas stupide. Il y a toujours moyen de récupérer ce qui est dû au seigneur. Mais c’est sûr que tu répugnes à cela.
— Ce ne sont que des méthodes de goujats ! Des méthodes indignes du nom des Ferrette.
Il la regarda avec un sourire aigre et suffisant.
— De toute façon c’est encore père qui tranche au final, non ?
À son petit rire satisfait, Blanche comprit qu’Edmond était persuadé que son père lui donnerait raison, une fois de plus. D’autant plus que c’était lui le vrai maître des lieux maintenant. Mais elle était décidée à tout faire pour s’y opposer. Depuis qu’Aymeric, Comte de Ferrette, avait laissé la gestion du fief à son fils, les conflits avec son frère allaient croissant.
Elle inspira profondément, s’efforçant de ne pas laisser son chagrin transparaître. Ses souvenirs d’enfance se bousculaient. Les récits passionnants qu’Edmond lui racontait, ses bras protecteurs lorsqu’elle avait peur, son rire chaleureux qui semblait désormais appartenir à un autre homme. Elle posa un regard presque suppliant sur lui.
— Edmond… je t’ai toujours admiré. Mais ce que tu es en train de devenir… Tu me fais peur. As-tu oublié ce que père nous a appris ? Qu’un seigneur protège autant qu’il gouverne ?
Cette fois, elle vit qu’elle l’avait touché. Il baissa les yeux, mais il releva la tête et secoua les épaules comme pour chasser une question gênante comme on chasse un insecte.
— Ce n’est pas une question de morale, Blanche. C’est une question de survie. Tu verras, un jour tu comprendras.
Elle secoua la tête, un mélange de tristesse et de déception dans les yeux.
— Peut-être. Mais en attendant, je ne me tairai pas. Pas tant qu’il me reste une voix.
Elle quitta la table, s’arrêtant une dernière fois près de la cheminée pour savourer un instant la chaleur, comme pour se donner du courage. Puis elle tourna les talons, laissant Edmond seul face à ses papiers et à ses certitudes.
Morgane percevait les éclats de voix qui traversaient l’épaisse porte en bois. Elle savait qu’il s’agissait encore d’une de ces éternelles disputes entre sa sœur et son frère au sujet des affaires du comté. Elle n’entendait rien à toutes ces histoires. De toute façon, elle ne voulait rien savoir non plus. Elle se plaisait de moins en moins à Ferrette. Elle comprenait que son père déciderait un jour ou l’autre de lui imposer un mariage contre nature, tout comme pour sa pauvre sœur Léonor, mariée à un vieillard sénile. C’est ce qu’elle craignait le plus et, justement, son père avait demandé à la voir maintenant. Le moment tant redouté serait-il arrivé ?
Elle poussa lentement la porte des appartements de son père qui se réchauffait face à la cheminée.
— Viens Morgane, nous devons parler. Viens t’asseoir là, finit-il en lui montrant une chaise.
Un frisson glacé lui parcourut l’échine, oui, le moment tant redouté était arrivé. Elle s’avança et s’assit prudemment, presque sur le bord, comme si le meuble pouvait la happer.
Aymeric la scrutait, cherchant sans doute à mesurer sa réaction avant même d’avoir parlé. Finalement, il rompit le silence.
— J’ai des nouvelles de ta sœur. Son mari Edmond de Combefer vient de décéder. La voilà à la tête du fief de Kintzem et libre d’épouser qui elle veut.
Il lui prit la main.
— Elle n’aura eu à patienter que deux ans et maintenant, nos fiefs sont liés. Comprends-tu ce que je te dis ?
Morgane voyait bien où il voulait en venir, elle se contenta de baisser les yeux, attendant la suite.
— C’est toi la plus jeune maintenant et je dois aussi te marier. Je voudrais t’éviter une liaison pénible, mais je cherche aussi à étendre notre zone d’influence, et c’est là que j’ai besoin de toi. Tu le comprends ça ?
Il se retourna vers elle, inquiet de son silence.
— Oui, père, murmura-t-elle.
— Je trouve que Hubert de Gebundwiller serait un beau parti, qu’en penses-tu ?
Elle sentit le sol se dérober. Un effroi l’envahit.
— Mais père, on le dit violent, il aurait déjà tué sa première femme !
Il leva la main.
— Rien ne prouve cela. On a vite fait de dénigrer un seigneur qui gêne. Il occupe une place de plus en plus importante dans le Sundgau et il attire les haines aussi. Quant à sa première femme, il y a eu une enquête diligentée par le Comte palatin lui-même, et elle n’a rien prouvé. J’ai besoin de cette alliance pour m’aider à récupérer le fief d’Illfurth. Il peut empêcher que le prieuré de Murbach intervienne et...
Elle se leva brusquement, reculant de quelques pas.
— Toujours des calculs ! Toujours des terres, des alliances ! Et moi ? Moi ? Je compte pour si peu que vous êtes prêt à me jeter entre les mains de cet homme ?
— Tu comptes, Morgane, dit-il en adoucissant légèrement le ton. C’est précisément parce que tu comptes que cette alliance est cruciale.
Elle secoua la tête violemment.
— C’est encore la grand-mère qui est derrière ça, bien sûr. On ne compte pas pour elle, fulmina-t-elle.
Elle se redressa avec un air de défi.
— Je ne suis pas Léonor. Je ne suis pas votre pion. Jamais je ne l’épouserai.
Aymeric se leva, sa voix tonna dans la pièce.
— Tu feras ce que je te demande ! C’est ton devoir !
Elle ne répondit pas. Son regard lança des éclairs, mais son courage céda sous le poids de la situation. Elle tourna les talons et s’enfuit, les larmes brouillant sa vision.
Dans le couloir, elle heurta deux hommes vêtus de noir, de haute stature, qui se tenaient là comme des ombres inquiétantes. Ils lui firent penser à ces soldats du nord qu’elle avait déjà vu au château. L’un d’eux la retint alors qu’elle vacillait.
— Eh bien, fit-il avec un sourire en coin. Voilà une petite sauvageonne.
Morgane se dégagea violemment.
— C’est mon père que vous cherchez, répondit-elle d’une voix tremblante avant de fuir sans attendre leur réponse.
Elle monta quatre à quatre les escaliers menant à ses appartements, y entra précipitamment et ferma la porte à double tour. Ses jambes cédèrent sous elle, et elle s’écroula sur son lit, secouée par des sanglots incontrôlables.
Seule dans sa chambre, elle sentit le poids accablant de son impuissance. Mais au milieu de sa terreur naissante, une petite flamme, timide, mais persistante, s’alluma, celle de la révolte.

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