CHAPITRE XV : premiers maléfices (4)
Lianor à l’hospice
La grande salle de l’hospice s'étendait sur une vingtaine de coudées. Les lits, tous identiques, étaient espacés d’une coudée environ, certains dissimulés derrière un baldaquin imposant. « Les malades contagieux, les femmes en couche... et ceux qui préfèrent l'intimité », expliqua Salih en glissant à côté de Lianor. Il avait l’habitude de ce lieu.
— Il y a aussi des chambres privées, mais les nobles préfèrent souvent être soignés chez eux.
Ils terminèrent la visite par la salle de soins et de chirurgie qui communiquait avec une laverie et une cuisine de grande taille. Ils revinrent vers la grande la salle. Des bruits de gémissements, de pleurs et de voix de soignantes se mêlaient dans un tourbillon sonore qui résonnait entre les murs hauts et les poutres du plafond. Des odeurs variées s’imposèrent aux narines de Lianor : camphre, thym, mais aussi des relents plus désagréables de vomi ou d’urine.
Elle scrutait chaque recoin avec curiosité et une pointe d'appréhension. C’était la première fois qu’elle venait ici.
— Salih, murmura-t-elle, comment un seul homme peut-il gérer tout ça ?
Il haussa les épaules, un sourire fatigué aux lèvres.
— Paul de Laon, le practice, il est partout. Son autorité est incontestée. Mais sans le chapitre pour financer tout cela... ce serait impossible.
Il montra la salle d’un geste large.
— C’est d’autant plus remarquable qu’il n’est pas chrétien, finit-il dans un murmure.
Ils s’étaient arrêtés au milieu de la salle.
— Et en plus, reprit Salih, tout cela est contraire au dogme de l’église chrétienne. — Comment les a-t-il convaincus ?
Il haussa les épaules.
— Mystère !
— Et toi alors ?
— Eh bien, moi, tu le sais bien j’ai suivi un parcours parallèle au sien, mais avec des enseignements différents. Finalement, ce que j’ai appris complète fort précieusement ses connaissances.
Ils arrivèrent à une porte en bois, un peu plus sobre que celles des autres pièces. Salih s'arrêta et se tourna vers elle.
— Aujourd’hui, tu vas voir. Ce que tu demandais. Une opération.
Lianor sentit son cœur s’emballer.
— Une opération ? Vraiment ?
"Oui", répondit Salih en ouvrant la porte.
— Mais garde ton calme, c’est important.
Ils pénétrèrent dans la salle de soins. Au fond, Paul de Laon se tenait prêt, entouré de quelques soignantes. Ses traits étaient marqués par les années, mais ses yeux brillaient d’une énergie infatigable. Il leva la tête et salua Salih d'un signe.
— Ah, voilà Lianor. Enfin prête à voir comment on sauve des vies ? Salih m’a longuement parlé de vous. Il semble que vous ayez insisté (rire) pour venir ici.
Il avait un ton doux, mais l'autorité qu’il dégageait était indéniable.
— Bienvenue alors. Vous savez, si cette discipline vous attire, je ne peux que vous encourager à nous rejoindre. Il y a toujours de l’ouvrage. C’est une première pour vous, c’est ça ?
— Oui… maître.
Elle devait bien admettre qu’elle était intimidée et se demandant si elle avait eu raison de venir. Le practice devinait-il ses doutes ?
— Ne voyez aucune volonté de vous brusquer, mais ce que nous allons faire ce matin apportera, je pense, des réponses à vos questions.
Il appela la soignante supérieure.
— Adeline, vous pouvez amener le premier patient.
Lianor vit entrer un homme soutenu par deux soignantes. Il n’arrivait pas à poser la jambe droite. Aidé de Salih, le pauvre fut allongé sur la table. Le moindre mouvement lui arrachait des gémissements. Une fois étendu, on remonta sa chemise. Aussitôt Lianor fut saisie par l’odeur qui se dégageait d’un pansement qui prenait toute la cuisse, un mélange de camphre et de sang sur un fond de putréfaction. Paul entreprit d’enlever le tissu, découvrant une vilaine plaie profonde avec des signes d’infection. Il se tourna vers Lianor.
— Cette blessure remonte à un peu plus d’une journée, mais vous voyez que l’infection progresse vite. C’est un paysan qui s’est blessé avec sa serpe. Ce sont des blessures qu’il faut traiter rapidement, car le contact de la terre apporte des miasmes. Vous connaissez ?
— Oui, Salih m’a expliqué.
Lianor remarqua que l’homme avait été soigneusement rasé, le bas-ventre, autour du sexe et toute la jambe.
— Il faut enlever ce qui est touché par l’infection et, ensuite, recoudre la plaie.
Il fit signe à une soignante. Celle-ci porta aux lèvres de l'accidenté une coupe qu’elle lui fit boire lentement.
— Nous avons mis au point, grâce à Salih, un breuvage qui provoque un endormissement du malade et qui atténue grandement la douleur. Il est à base de pavot auquel nous avons apporté des compléments, expliqua Paul à Lianor.
Elle constata que, progressivement, l’homme semblait s’enfoncer dans une sorte de torpeur, il marmonna quelques mots incompréhensibles et puis devint totalement inerte. Et alors, elle observa Salih et le practice qui se versaient, sur les mains, un liquide transparent dégageant une forte odeur. À sa stupéfaction, elle les vit s’approcher d’une flamme et leurs mains prendre feu ! elle ne put retenir un cri qui fit rire Salih. Ils étouffèrent les flammes et Lianor découvrit que leurs mains se retrouvaient intactes. Incompréhensible.
— Je t’expliquerai, lui lança Salih.
Le practice badigeonna amplement le membre avec une solution camphrée, jaunâtre. Il déborda, englobant le sexe et tout le bas ventre. Il faut dire que la plaie s’étendait jusqu’à l’aine. Il s'empara d'un outil fin à la lame extrêmement acérée. Avec une petite pince, il tira sur des bouts de chairs de « mauvaises » couleurs et les découpa. Au bout d’un moment, le sang commença à suinter.
— Vous voyez lorsque toute votre plaie saigne comme cela c’est que vous avez enlevé la grande majorité des chairs putrides et mortes. Vous allez prendre ce gros morceau d’étoupe et appuyer fortement là sur le pli de l’aine. Cela va ralentir les saignements.
Lianor s’exécuta. Par moment le gisant émettait une faible plainte, preuve que l’endormissement n’était pas total. Elle mit les deux mains à l’endroit indiqué et pressa. Elle constata que, tout de suite, apparaissait moins de sang sur les bords de la plaie.
— Nous allons pouvoir recoudre. Mais avant, je vais vous expliquer ce que nous voyons ici. Tout d’abord ces masses lisses et rouge foncé sont des muscles, ceux de la cuisse sont puissants.
Lianor écoutait avec attention et restait tout ouïe. Le practice enfonça ses doigts et écarta les muscles. Il lui montra des filaments blancs plus ou moins fins.
— Et voilà des nerfs ; mes expériences confirmées par des observations de Salih nous laissent à penser que ces cordons commandent les muscles. Si de gros nerfs sont coupés, il y a paralysie. Il faut faire très attention de ne pas les toucher. À côté, vous voyez, disons des « tuyaux », ce sont les conducteurs du sang. Et ici il y en a un très gros qu’il ne faut surtout pas endommager, car l’hémorragie tuerait notre homme en cinq minutes. Il a eu beaucoup de chance que son outil ne coupe pas celle-ci. Vous avez bien vu ?
— Oui, murmura Lianor, prise dans des sentiments contradictoires.
Elle ne pouvait détacher ses yeux de ce spectacle et, en même temps, elle ressentait des frissons d’angoisse. Elle avait la sensation de toucher là à l’essence même de la vie. D’approcher un point où peu de personnes ont accès. Un lieu sacré, presque tabou. Mais combien fascinant et passionnant. Elle venait de comprendre qu’elle se trouvait bien à sa place. Le practice saisit une aiguille avec un fil très fin. Et elle le vit commencer à placer ses surjets en profondeur, recousant en plusieurs niveaux séparés. Il finit par la peau avec un autre fil. La couture se montrait impressionnante, mais quelle différence avec le début ! La jambe fut bandée. Salih souleva l’homme encore endormi avec une facilité déconcertante.
— Il va se réveiller progressivement. Les soignantes vont lui donner du pavot pendant plusieurs jours en diminuant les doses. Dans une semaine, il devrait commencer à s’appuyer sur sa jambe. Le grand danger maintenant est l’infection. Le pansement est changé tous les jours, et nous lui donnons des extraits de champignons qui semblent contenir les risques d’infection.
Le practice sortit, laissant Lianor avec Salih. Elle se sentait surexcitée. Elle venait de vivre une expérience incroyable.
— Écoutes, Salih, c’est… formidable, vraiment. C’est prodigieux ce que vous faites. J’aimerais, oui, véritablement, m’y consacrer aussi.
— Je le savais bien, ça se voyait dans tes yeux. Tiens, avant de partir, nous allons regarder quelques malades dans la salle.
Ils déambulèrent, accompagnés d’une soignante. Il y avait des infections pulmonaires, certaines très graves sans beaucoup d’espoir. Elle vit une mère avec son enfant qui semblait atteint de scorbut. Ils aidaient la femme, très démunie, à nourrir son gamin. Ils approchèrent d’un baldaquin. Lorsque l’assistante écarta le drap, une puanteur saisit Lianor à la gorge, elle dû fournir un effort pour ne pas céder à la nausée. Allongée, se tenait une pauvre femme au corps décharné et couvert de pustules. Tous les jours, avec une véritable dévotion, les soignantes ouvraient les abcès pour en vider le pus et les désinfecter. Salih se tourna vers Lianor qui se sentait mal à l’aise.
— Malgré les apparences, sa situation s’améliore ; chaque jour il y a de moins en, moins de pustules et elle a commencé à manger. Oui j’ai bon espoir qu’on la sortira de là.
— Mais qu’est-ce que c’est ?
Salih afficha une moue.
— Eh bien là, je dois bien avouer que nous n’en savons rien, ni l’origine. Ce qui est sûr c’est qu’il y a risque de contamination. Car souvent ça touche la famille.
Ils se dirigèrent vers la sortie. Lianor prit congé de Salih et indiqua que, bien sûr, elle serait là demain. En chemin, mille pensées se bousculaient. À présent, elle voyait sa vie toute tracée. Jusqu’à maintenant, le commerce de son corps lui avait apporté une existence assez confortable, mais, depuis sa dernière agression, elle gardait des craintes vis-à-vis des clients qu’elle ne connaissait pas. Elle appréciait l’attache exclusive au service d’Ancelin. Elle y avait retrouvé de la sérénité, mais désormais elle pouvait abandonner cette partie de sa vie pour s’engager vers un avenir qu’elle savait enrichissant. Malgré tout subsistait un vague à l’âme. Elle en devinait l’origine, mais avait du mal à s’avouer qu’elle ressentait un émoi auprès de « son beau brun ». Il allait pourtant falloir lui expliquer tout cela.

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