CHAPITRE XV : premiers maléfices (5)
Le recueillement
La légère bise agitait doucement les cimes des hêtres et sapins, créant un murmure apaisant qui contrastait cruellement avec le poids du moment. L’air vibrait du bourdonnement des insectes, indifférents au drame qui s’était joué. Flore resta en retrait, observant les voisins rassemblés autour des trois corps simplement recouverts d’une toile de jute. Le soleil de fin d’après-midi caressait le sol forestier d’une lumière dorée, presque sereine, ajoutant une étrange beauté à cette cérémonie funèbre.
Le silence était pesant, ponctué seulement par les litanies psalmodiées par le Wispergard. Flore fixait les linceuls. Trois silhouettes immobiles, dont une petite. Elle sentit un nœud se former dans sa gorge. Elle aurait voulu détourner le regard, mais ses yeux restaient irrésistiblement attirés par ces formes. Elle savait que les corps étaient horriblement mutilés, mais le rite tolérait leur dissimulation par pudeur. Une dignité minimale face à l’horreur. L’horreur du massacre de ces innocents marquerait à jamais ceux qui avaient découvert la scène.
Il y avait là, les voisins connaissant plus ou moins bien le jeune couple nouvellement installé en bordure du modeste bourg de Moormoos, une petite communauté d’une centaine d’âmes à peine. Étaient également présents les Steinmann et les Neumann. Le couple avait séjourné un été au camp il y a trois ans. Ils n’étaient pas restés, car le travail ne leur convenait pas, et puis, avec l’arrivée du premier enfant, ils avaient préféré continuer leur vie avec un retour à la terre. Ce sont les Neumann qui avaient repris leur cabane. Ils étaient venus, car touchés par ce qui venait de se passer même s’ils ne les connaissaient pas.
La cérémonie se déroulait en pleine forêt. L’officiant assisté de deux prêtresses psalmodiait des litanies. Selon le rituel sacré de la communauté, les morts seraient enterrés nus à même la terre, réintégrant le grand cycle de la vie.
Le Wispergard fit un signe, et deux hommes s’avancèrent pour déposer les corps dans les fosses. Quand les linceuls furent retirés, Flore détourna enfin les yeux, sentant son souffle devenir court. La communauté croyait à l’effacement total, à une réintégration dans le grand cycle de la vie.
Après la cérémonie, de petits attroupements se formèrent pour commenter une fois de plus cette horreur et surtout exorciser une peur latente, tant ces événements se montraient incompréhensibles.
Flore se tourna vers Araelle et Thibaut.
— Elle ne parle toujours pas ? demanda-t-elle doucement en désignant Énora.
Araelle secoua la tête, sa voix à peine plus forte qu’un souffle.
— Non. Depuis ce jour, elle reste silencieuse. Au début, elle répétait juste « katermensch », chat, ou homme-chat. Et depuis… plus rien.
Flore sentit son cœur se serrer. Elle observa la petite, qui semblait s’accrocher désespérément à Araelle, comme si la moindre distance pouvait la replonger dans l’horreur.
— Elle mange un peu ?
— À peine. Quelques morceaux ici et là. Elle ne quitte pas mes bras. La nuit, elle se blottit contre moi. Je la garde, évidemment. Elle aura besoin de temps… beaucoup de temps.
Flore hocha la tête en silence, incapable de trouver des mots qui ne paraîtraient pas vides.
Thibaut rompit le silence.
— Vous êtes arrivés peu après ?
— Oui, répondit Araelle, détournant les yeux. Peu de temps après sans doute. Nous avons vu… par la lumière blanche. C’était…
Sa voix s’étrangla, et Flore posa une main réconfortante sur son épaule. Elle continua machinalement.
— Elle se tenait pelotonnée au sol comme un petit animal terrifié. Elle murmurait « il ne me voit pas ». Je l’ai touchée, mais ça n’a fait que la faire se fermer encore plus.
Des larmes coulaient sur ses joues. Flore resserra la pression de sa main. Elle continua.
— Et puis à force de la rassurer en lui parlant doucement, elle m’a regardé et puis s’est jetée dans mes bras, en pleurs.
— Et aucune trace, aucun indice ?
— Rien, murmura Araelle. C’est ce qui nous terrifie le plus. Personne ne comprend.
Un frisson traversa Flore. Elle ne pouvait plus voir la forêt comme leur refuge d’autrefois. Elle y percevait désormais une présence trouble, quelque chose d’indéfinissable, mais profondément malsain, comme si son équilibre naturel avait été corrompu.
— La communauté est inquiète, reprit Araelle. Nous ressentons maintenant un grand sentiment d’insécurité. Nous avons mis en place une surveillance même la nuit.
— Est-ce que Hugues de Dabo en a été informé ?
— Oui deux hommes ont été à Dànn hier. On voudrait une protection.
— Vous avez bien fait, termina Thibaut.
Il prit Steinmann à part.
— Ça fait beaucoup d’événements inexpliqués, il faut que nous aussi nous allions voir le gouverneur de Dànn.
Ils parvinrent au camp alors que le soleil s’était déjà éclipsé derrière la crête ouest et les ombres envahies la vallée. Les derniers rayons enrobaient encore les cabanes. On guettait leur arrivée. Ils racontèrent la cérémonie et surtout les éclaircissements sur les meurtres.
— Il faut que ça se sache, les anciens ont raison, il y a une grande menace et nous devons prévenir les gens. Tout d’abord ces sangliers monstrueux, ensuite ce que nous avons « vu » avec le vieux et maintenant ce massacre inexpliqué. Il faut aller parler au seigneur de Dànn, affirma Thibaut.
— Mon pauvre garçon, et tu crois qu’il va t’écouter, lui lança la vieille. Pour tous ces gens-là, nous ne sommes que des gueux, des gueules noires, ils nous méprisent et méprisent toutes nos croyances et notre culture qu’ils ne considèrent que comme superstitions d’arriérés.
Un murmure parcourut le groupe.
— Peut-être, reprit Thiebaut, mais nous devons essayer quand même. Je me propose pour y aller dès demain.
— Tu as raison mon garçon et je vais t’accompagner, lui répondit le vieux.
— Je vous accompagne aussi, dit Flore, qui vint se coller à Thibaut.
— Comme vous voulez, marmonna la vieille, vous avez peut-être raison. En tout cas vous êtes les mieux placés pour cette démarche. Nous vous avons donné une belle éducation, nous vous avons appris les écritures et les textes anciens. Vous avez beaucoup plus de connaissances que vous autres, fit-elle en montrant l’assemblée. Nous savions que vous connaîtriez un destin différent que nos vies misérables, mais je n’aurais jamais deviné que ce serait dans de telles circonstances. Qu’Yggra vous protège !
Elle tourna les talons et s’éclipsa.
— Nous partirons au lever du soleil, confirma le vieux.
Il vit que Flore regardait Thalia s’éloigner.
— Ne t’en fait pas Flore, elle n’est pas fâchée, elle est comme ça, c’est tout.

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