CHAPITRE XV : premiers maléfices (6)
Hugues est informé
La capitaine de la garde se tenait face à Hugues, ils restaient debout.
— Je voulais savoir, capitaine, si tout était prêt pour l’exécution des deux condamnés. Il va falloir un peu de sécurité, même si j’ai bien compris que personne ne regrettera ces malfaisants. De toute façon, cela nous fait des malandrins en moins.
— Tout à fait, Monseigneur. Le gibet est dressé sur le pré au loup, au bord de la rivière. Comme c’est en dehors de l’enceinte, ça ne risque absolument rien. L’exécution aura lieu demain à l’aube.
— Sire de Weinberghügel est-il informé que l’on pend les agresseurs de ses filles ?
— Tout à fait, Monseigneur.
Hugues se frotta les mains.
— Une affaire promptement réglée.
Il se tourna vers la capitaine.
— Par ailleurs j’ai ouï d’un incident qui a eu lieu au bourg de Moormoos.
— Oui, les membres d’une famille tués. Je n’ai pas de détails.
— C’est curieux, cela fait bien longtemps que nous n’avons pas connu une telle tragédie.
Ils furent interrompus par un garde qui entra.
— J’ai céans, un groupe de trois personnes, des charbonniers, qui demandent à vous voir au sujet d’affaires très urgentes, ils parlent de violences graves.
Hugues soupira, agacé.
— Des charbonniers ? Est-ce en rapport avec ce que nous évoquions ? Bon, voyons cela, puisque vous êtes là capitaine.
Le garde s’effaça, laissant entrer trois silhouettes modestement vêtues. Un homme âgé entra en premier, sa démarche assurée contrastant avec l'air inquiet de ses deux compagnons. Derrière lui, un jeune homme à l'allure robuste et une jeune femme nerveuse, mais déterminée. Hugues les observa d'un regard appuyé. Le jeune homme attira son attention. Il y avait quelque chose dans sa manière de se tenir, une posture droite, mais instinctive, presque familière, qui déclenchait en lui un trouble qu'il n'aurait su expliquer.
Il se redressa, dissimulant son trouble derrière sa condescendance habituelle.
— Bien, je vous écoute, dit-il d'un ton sec.
Le jeune homme s’avança pour se placer devant lui. Il nota de nouveau, un certain maintien dans son attitude.
— Monseigneur, nous sommes venus vous relater des faits inquiétants qui se déroulent dans la vallée depuis quelque temps.
Hugues lui fit signe de continuer.
— Voilà ! Un de nos gars a vu une bête terrible, une sorte de sanglier, mais anormalement gros. Puis nous avons recueilli un homme d’un autre camp qui était gravement blessé. Il gardait encore assez de lucidité pour nous dire qu’il avait été attaqué également par un sanglier monstrueux. Hélas, il est mort suite à ses blessures. Il s’agirait d’un sanglier, mais en plus gros et terrible, une bête maléfique.
Hugues se frotta le menton, intrigué malgré lui. Il repensa aux propos jugés incohérents de son garde forestier très gravement blessé, lui aussi.
— Un sanglier monstrueux, dites-vous ?
— Oui, Monseigneur, confirma le jeune homme. Cette bête… elle n'est pas naturelle.
— Une bête maléfique, ajouta la jeune femme d'une voix tremblante.
Hugues esquissa un sourire froid.
— Une bête maléfique, vraiment ? Allons, ne sombrons pas dans la superstition.
Le vieil homme, jusque-là silencieux, s'avança d'un pas, son regard perçant le fixant intensément. Il se sentit déstabilisé malgré lui.
— Je pense, Monseigneur, commença le vieux, que vous avez du mal à prêter l’oreille à ses vieilles croyances, mais elles se vérifient souvent pourtant. Croyez-moi, il faut nous écouter.
— Mais je vous écoute, d’autant plus que l’on vient de me narrer des faits commis contre une famille de Moormoos, dit-il en se tournant vers la capitaine. Des personnes auraient été tuées.
— Tuées ! s’exclama la jeune femme.
Le garçon intervint, comme pour ne pas laisser sa compagne s’emporter, visiblement bouleversée.
— Tués ? non, massacrés. Le mari a été décapité, la femme enceinte a été égorgée puis éventrée. Tous les organes sortis, y compris le … bébé. Le jeune garçon a été transpercé puis ouvert pour en extraire le cœur… que l’on n’a pas retrouvé.
Un silence de plomb suivit le récit, même la capitaine marqua le coup. Hugues s’assit. Il était ébranlé et avait du mal à le dissimuler. Il sentait effectivement quelque chose d’anormal dans ce récit. Beaucoup plus qu’un simple massacre, une vraie menace, profonde, redoutable.
— Mon Dieu, mais… a-t-on une explication ?
— Aucune, reprit le jeune homme. Miraculeusement, la petite fille a été épargnée. Les voisins l’ont retrouvée prostrée. Elle ne savait dire que chat ou « homme-chat », mais elle est muette depuis.
À ces mots, la capitaine se redressa.
— J’ai déjà entendu parler d’homme-chat, Monseigneur, je vous en informerai ensuite.
Hugues se leva et s’avança vers les charbonniers.
— Croyez-moi, je prends ces faits au sérieux et je vous remercie d’être venus jusqu’à moi pour me les relater.
Un soupir de soulagement parcourut le petit groupe.
— Vous allez faire quelque chose… Mon… Monseigneur ?
Hugues le regarda droit dans les yeux, nullement irrité. Il ne savait pourquoi, mais il ressentait de la sympathie pour ce garçon, ce visage, cette posture… Un étrange malaise continuait de l'habiter.
— Si fait, jeune homme, je vais envoyer une troupe de reconnaissance.
— Nous vous remercions.
Ils se retirèrent en échangeant un regard entendu.
Une fois seuls, Hugues se tourna vers la capitaine.
— Vous vouliez rajouter quelque chose, non ?
— Oui, Monseigneur. Ancelin, vous savez, notre… homme ?
— Oui je vois, abrégea Hugues.
— Eh bien, il dit avoir vu, la fameuse nuit, deux tueurs exécuter un pauvre ivrogne qui avait tenu des propos décousus à la taverne du chat noir où il était question justement d’homme-chat. Il n’a pas compris pourquoi, mais pour lui, ces hommes sont dangereux.
— Vraiment ? Faites-le quérir sur le champ.
— Bien, Monseigneur, à cette heure, il doit être à la taverne. Je vais donner des ordres.
— Au fait, il n’a aucun moyen de faire le lien entre sa… mission et moi ?
— Aucun, Monseigneur.
— Bien, retrouvons-nous dans les écuries, il ne faut pas qu’on le voie ici.
Hugues suivit la capitaine jusqu’aux écuries. Un homme de grande taille, ses vêtements, bien que modestes, ne dissimulaient pas son allure fière, une stature droite, un port de tête élevé, et un regard vif, perçant, d'un bleu acier. C'était le regard d'un homme habitué à juger rapidement une situation.
— Monseigneur, dit Ancelin avec une inclination respectueuse.
Hugues, bien qu'il ne laissât rien paraître, sentit en lui une vague d'estime. Cet homme avait vu le feu des batailles, et cela transparaissait dans chacun de ses gestes.
— La capitaine ci-présente m’a fait part de faits que vous lui auriez relatés au sujet d’homme-chat.
Ancelin se redressa.
— Je parlerais plutôt de deux hommes troubles que j’avais déjà vus à l’auberge le matin. Ils ne sont pas de Dànn c’est certain. À en juger par leurs statures, ce sont des hommes d’armes aguerris, j’en suis sûr.
— Oui, on m’a parlé de vos… (hem) compétences.
— Il est vrai que je ne me trompe pas pour juger ce genre de personnages. Je les ai revus le soir, ils soupaient. C’est ce soir-là que cet homme sérieusement éméché, un coureur de bois, affirmait avoir vu des hommes-chat, loin dans le massif vers le col de Blusang. On a tous pris ça pour des ragots d’ivrognes, mais moi j’ai bien vu le changement d’attitude de ces deux hommes.
— Un changement ?
— Oui. Ils étaient jusque-là indifférents, mais à ce moment-là, ils ont arrêté de parler et se sont concentrés sur le coureur. Ils ont quitté la taverne peu après.
Hugues se pencha légèrement en avant, intrigué, il sentait que ces faits méritaient toutes son attention.
— Et ensuite ?
— He bien tard dans la nuit, je revenais de visiter une dame…
Il est doué pour mentir, se dit Hugues.
— …j’ai entendu du bruit dans une ruelle et j’ai vu ces deux hommes s’éclipser très discrètement, mais au sol il y avait ce pauvre type qu’ils venaient d’occire. On n’a pas revu les deux hommes depuis. Ils me laissent l’impression d’une menace, d’être des espions… je ne sais pas, mais il faudrait demeurer vigilant. Je suis certain que notre coureur des bois a été tué pour justement avoir parlé de ces hommes-chat et cité le col de Blusang. Le sentiment profond que j’ai c’est qu’il y a un fond de vérité.
Un silence s'installa. Hugues fixait Ancelin avec intensité. L'homme n'avait pas l'air de mentir, et il était clair qu'il comprenait son sujet.
— Vous êtes sûr de ce que vous avancez ?
— Monseigneur, je ne suis pas du genre à spéculer. J'ai servi dans bien des lieux et pour bien des maîtres, et je reconnais la menace quand je la vois.
Les paroles d'Ancelin firent mouche. Hugues voyait en lui bien plus qu'un simple vagabond. Cet homme était un survivant, un vétéran, et, sous ses dehors rugueux, il avait l'étoffe d'un meneur.
— J‘entends bien, sire Ancelin de Hautvent. Car vous êtes de famille noble n’est-ce pas ? vous voyez je me renseigne sur mes gens. Je vois bien que vous êtes quelqu’un de valeur et votre avis est précieux. Voyez-vous, cette histoire d’hommes-chat est revenue également suite au… massacre d’une famille à Moormoos.
Il lui relata les faits. Ancelin resta silencieux un moment, manifestement en pleine réflexion.
— Eh bien, Monseigneur, pour moi, cela confirme ce qui vient d'être dit. Il apparaît clairement que cette tuerie est une mise en scène. Elle est purement gratuite et spectaculaire. L’horreur est nécessaire, car le but est de semer la terreur. Et j’en veux pour preuve le fait que l’on ait justement laissé la fillette vivante pour qu’elle témoigne. Il y a quelque chose de malsain. Je le sens.
Hugues fut impressionné malgré lui par la clarté et la justesse des analyses d'Ancelin.
— Vous parlez avec l'autorité de quelqu'un qui a vu des choses.
Ancelin soutint son regard.
— Trop de choses, Monseigneur, répondit-il simplement.
Hugues sentit une pointe de respect s'installer. Ce n'était pas un homme ordinaire.
— Écoutez, sire Ancelin, votre avis est intéressant et je sens que l’on peut se fier à votre jugement. Accepteriez-vous de rentrer à mon service ? Je voudrais que vous surveilliez la ville et me rapportiez tous ces faits étranges, car, si je comprends bien, la nuit n’a pas de secret pour vous ?
— Ce serait un honneur, Monseigneur.
— C’est donc entendu. Vous aurez une sole par jour et l’écurie et le fourrage pour votre cheval qui est ici m’a-t-on dit. Par ailleurs, je vais envoyer demain une patrouille sur place et j’aimerais que vous en soyez.
— Entendu, Monseigneur.
— Bien, nous pouvons prendre congé.
Ancelin s'inclina légèrement avant de se retirer.
Lorsque la porte se referma, Hugues resta un moment silencieux.
— C'est un homme intéressant, finit-il par dire à la capitaine. Il a l'œil et le bon sens. Surveillez-le, mais traitez-le avec le respect qu'il mérite.
Le capitaine hocha la tête.
— Oui, Monseigneur.

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