CHAPITRE XVI : des âmes tourmentées (1)
Guebundwiller
La lumière blafarde de l’aube s’infiltrait à travers les volets entrouverts, dessinant des bandes pâles sur les draps froissés de la chambre du Comte Hubert de Gebundwiller. L’odeur âcre de vin renversé et de sueur flottait encore lourdement dans l’air. Hubert grogna en émergeant lentement de son sommeil trouble. Sa bouche était sèche, sa tête tambourinait, et son estomac protestait contre les excès de la veille.
Il roula sur le côté, sa main cherchant instinctivement la carafe d’eau sur la table de chevet, mais elle heurta quelque chose de froid et immobile. Hubert ouvrit les yeux avec difficulté, plissant les paupières pour discerner ce qui se trouvait à côté de lui.
Un corps.
Une femme, jeune, les cheveux blonds emmêlés, gisait sur le dos sans vie, la tête tournée dans un angle étrange. Ses cheveux emmêlés recouvrant partiellement son visage figé. Sa peau, pâle comme le marbre, portait des marques d’ecchymoses autour du cou. Les draps étaient tachés de sang entre ses cuisses écartées.
Hubert cligna des yeux, essayant de rassembler les fragments épars de ses souvenirs. Il se rappelait les cris de la fête, le cliquetis des coupes, le rire aigu de cette fille qu’il avait fait monter dans ses appartements. Mais après ça ? Rien. Le vide.
Il jura à mi-voix et se redressa avec peine, son regard alternant entre la jeune femme et ses propres mains, cherchant des preuves, des explications. Il ne se souvenait pas de ce qui s’était passé, mais il ne doutait pas un instant qu’il en était responsable. C’était déjà arrivé.
Il frappa violemment sur une cloche posée à côté de son lit, le bruit résonnant dans la chambre. Quelques instants plus tard, Ewald, son intendant, l’air froid, entra discrètement. C’était un homme de confiance toujours fidèle, même dans les sales besognes.
— Ewald, grogna Hubert, débarrasse-moi de ça.
Ewald ne posa pas de questions. Il observa rapidement la scène, son visage impassible comme une pierre. Il s’approcha, ramassa le corps, l’enroula dans une couverture et s’inclina légèrement pour le jeter sur son dos, avant de quitter la pièce.
Hubert se frotta le visage avec les mains. La migraine battait ses tempes, mais il n’avait pas le luxe de s’apitoyer sur lui-même. Une chasse était prévue pour l’après-midi, et il n’avait aucune intention de la manquer. Il aboya des ordres auprès des servantes pour qu’elles lui préparent un bain.
La forêt s’emparait rapidement de toute la vallée qui s’étendait derrière Gebundwiller. Une mer de feuillages mouvants où les ombres dansaient au gré du vent. Passées les premières lieues qui bordaient la petite ville, la forêt ne présentait plus aucune trace de vie humaine. L’air était chargé d’humidité, mêlant l’odeur de la terre noire, du bois humide et des champignons fraîchement apparus après les pluies de la veille.
Les chevaux avançaient doucement sur un tapis d’aiguilles de pin et de feuilles mortes, leurs sabots produisant un bruit mat. De temps à autre, un craquement de branche ou le bruissement d’un animal fuyant brisait le calme relatif. Les chiens de chasse reniflaient frénétiquement le sol, tirant sur leurs laisses dans leur excitation.
Hubert, à cheval, dominait la petite troupe de six cavaliers. Il portait un pourpoint de cuir noir, orné d’un insigne argenté en forme de loup, symbole de sa maison. Sa monture, un étalon massif à la robe sombre, piaffait d’impatience, semblant refléter l’humeur de son maître.
La lumière changeante donnait à la forêt une aura presque mystique, mais Hubert n’avait que faire de cette beauté. Pour lui, la nature n’était qu’un terrain de jeu où il exerçait sa domination. Une clairière apparut soudain, baignée d’une lumière dorée. C’est là qu’ils virent le cerf.
C’était un jeune animal, gracieux, avec un pelage d’un brun chaud et des bois naissants. Il semblait figé, ses grands yeux noirs fixant les intrus avec une alerte mêlée de curiosité.
— Monseigneur ! murmura l’homme avec les chiens. Regardez !
Le cerf demeura immobile, comme s’il savait que bouger scellerait son sort. Hubert, lui, souriait déjà, son arc en main.
— Ne tirez pas, Monseigneur ! protesta un homme d’un ton respectueux. Il est encore jeune. Peut-être devrions-nous attendre…
Hubert se retourna, son regard glacial transperçant l’audacieux.
— Attendre quoi ? Qu’il devienne plus intelligent et nous échappe ?
Il éclata d’un rire gras qui résonna dans la clairière comme une note dissonante dans cette harmonie naturelle. Avant que quiconque puisse répondre, il tendit son arc et décocha une flèche.
Le projectile fendit l’air et se ficha dans la gorge du cerf. L’animal tituba, ses pattes se dérobèrent sous lui. Il s’écroula dans un bruit sourd. Mais il n’était pas mort.
Hubert descendit de son cheval et s’approcha du cerf, qui gisait sur le sol, le flanc se soulevant et s’abaissant rapidement. Ses yeux brillaient d’une terreur pure.
Le Comte s’arrêta à quelques pas et tira son poignard de sa ceinture. Il aurait pu l’achever d’un geste rapide, mais ce n’était pas son genre.
— Regardez bien, messieurs, dit-il avec un sourire carnassier. Voilà comment on impose sa volonté.
Il posa une botte sur le cou de l’animal et appuya lentement, augmentant la pression jusqu’à ce que le cerf suffoque, ses derniers spasmes secouant son corps gracile. Les chiens, excités par l’odeur du sang, aboyèrent frénétiquement, mais les veneurs les retinrent.
Le silence retomba brusquement lorsque le cerf cessa de bouger. Hubert se redressa, essuyant machinalement la boue de ses bottes.
— Faites-en quelque chose, ordonna-t-il d’un ton désinvolte, avant de remonter en selle.
Ses hommes échangèrent des regards sombres, mais ne dirent rien. C’était une scène à laquelle ils étaient habitués.
Hubert, pour sa part, s’enfonçait déjà dans les profondeurs de la forêt, indifférent à tout, sauf à lui-même.
En revenant au château, Hubert trouva une lettre scellée avec un cachet de cire. Il l’inspecta avant de se tourner vers Ewald en s’asseyant.
— Un message du Comte de Ferrette. Si c’est ce que je crois…, finit-il avec un sourire carnassier.
Il ouvrit le parchemin avec empressement et lut les lignes tracées d’une écriture soignée.
Le Comte proposait une alliance entre leurs familles. Il offrait la main de sa fille cadette, Morgane, âgée de seize ans, en mariage. Il exulta en expliquant la situation à Ewald.
Il se leva, le regard fiévreux
— Tu te rends compte, cette alliance c’est enfin la voie pour que Gebundwiller devienne enfin une cité et moi…
Son regard dépassait largement les murs de la pièce. Enfin, il se tourna vers Ewald, les yeux brillants.
— Et cette petite, seize ans, t’imagine…
Il regarda sa main
— Toute ingénue, sa peau pâle, des petits seins, et un cul, oh oui, un cul…
Il s’approcha du visage d’Ewald.
— Un cul vierge, Ewald
Il se rassit avec un sourire indéfinissable. Il la voulait. La simple idée de cette jeune fille à ses côtés, soumise à ses caprices, enflammait son imagination.
Il se releva d’un bond. Il imaginait déjà la cérémonie, sa prise de Morgane comme un trophée, et les murmures d’approbation des autres nobles face à son coup politique.
Mais il devait aussi se préparer. Un mariage demandait une préparation.
— Ewald appelle le scribe pour faire une réponse et tu vas aller, dès l’aube, la porter en main propre.

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