CHAPITRE XVI : des âmes tourmentées (5)
Convaincre Thibaut
Le repas proposé par Marianne fut simple, mais délicieux. Une bonne soupe aux choux relevée par des épices, des friands à la viande de porc et des fruits confits en dessert. Assis à la table, Thibaut observa l'intérieur des lieux, son regard glissant sur les poutres bien entretenues et les murs décorés avec goût. Rien ici n'évoquait l'opulence, mais tout respirait un confort cossu, maîtrisé. Marianne vivait bien mieux que la plupart des gens qu'il connaissait.
Cela l'intimidait un peu, tout comme la femme elle-même, si sûre d'elle, avec ce mélange de bienveillance et de fermeté qui faisait qu'on l'écoutait sans discuter. Elle avait su faire prospérer son commerce, et Thibaut voyait bien qu'elle savait ce qu'elle voulait. Ce soir, elle voulait les convaincre, lui et Flore, de rester à Dànn.
— Bien, dites-moi. Que pensez-vous de ma suggestion de vous installer ici ? demanda Marianne en apportant des infusions fumantes.
Thibaut se tendit légèrement, sentant le regard de Flore peser sur lui. Elle hésita un instant avant de répondre.
— Eh bien, cela nous tente vraiment.
Elle tourna à nouveau les yeux vers lui. Il savait qu'elle attendait quelque chose, un soutien plus clair que ses silences des derniers jours.
— Je sais que, pour Thibaut, ce n'est pas encore très clair, continua-t-elle doucement. Pourrais-tu nous expliquer ta proposition, Marianne ?
Marianne semblait deviner les réserves de Thibaut. Elle ajusta son ton, cherchant à le rassurer.
— Je veux étendre mon activité sur les environs de Dànn. Trouver des clients depuis ici jusqu’à Ferrette et les berges du Rhin. Cela suppose des déplacements et il me faut quelqu’un pour tenir l’échoppe pendant ce temps. Et ces nouveaux acheteurs devront être livrés.
Elle posa une main amicale sur celle de Flore.
— Toi, Flore, après quelques mois à mes côtés, tu connaîtras tout ce qu'il faut pour conseiller la clientèle et tenir la boutique.
Elle se tourna alors vers Thibaut, son regard plus direct.
— Et toi, Thibaut, tu pourrais faire ces livraisons. Ce n'est pas toujours facile, mais je crois que tu es l'homme qu'il me faut pour cela. Qu'en penses-tu ?
Thibaut sentait le poids des regards sur lui. Il n'avait plus le choix, il devait répondre.
— Avant tout, je veux le bonheur de Flore et je perçois bien l’intérêt qu’elle a pour cette activité. Je vois bien comme ses yeux brillent quand elle en parle.
Flore rougit et baissa les yeux.
— Depuis que je suis ici, je commence à comprendre le type de vie que nous pourrions avoir et je dois l’admettre, ces conditions de vie sont bien meilleures que « là-haut », pour nous, mais aussi pour nos enfants. Cela ne fait aucun doute.
Sa voix s'interrompt un instant. Il mesurait les implications. Ce n’était pas seulement un changement de lieu, mais un changement de mode de vie tout entier.
— Alors même si je ne sais pas encore très bien ce que représentent ces livraisons dont tu nous parles, Marianne, je suis tout à fait d’accord pour que l’on s’installe ici.
Flore lui sauta au cou et lui fit don du baiser le plus sensuel qu’elle ne lui avait jamais accordé. Thibaut sentit la chaleur de ses lèvres et ne put s'empêcher de rougir. Marianne détourna les yeux, un sourire amusé aux lèvres, et toussota légèrement pour briser l'intensité du moment.
— Bien je vois que tout est réglé et je m’en réjouis. Je suis ravie de vous avoir comme collaborateurs.
— Toutefois, reprit Thibaut, je veux que nous finissions la saison chez nous au camp. Nous le devons à nos parents et ils comptent sur nous. Nous devons donc rejoindre le camp dès demain et, surtout, leur expliquer tout cela.
— C’est vrai, compléta Flore avec une pointe de regret.
— Oui je le comprends, les rassura Marianne, je ne vous demande pas de rester tout de suite, bien sûr. Vous vous installerez dès le camp terminé. Il y aura le mariage avant, finit-elle avec un sourire.
— Oui, pour Mabon. Tu es invitée, je compte sur toi, dit Flore.
— Mais je fournis la robe !
Ce fut Marianne qu’enlaça maintenant Flore.
— Merci.
— Bien ! il est temps d’aller se coucher et, comme justement je veux respecter votre situation de futurs époux, je vous ai préparé deux chambres séparées, finit-elle avec un clin d’œil. D’ici l’automne, j’ai un délai pour vous trouver un logement douillet qui accueillera vos amours et vos enfants. J’ai déjà une idée à deux pas d’ici.
Elle prit la lanterne et les conduisit à l’étage.
— Flore de ce côté et Thibaut de ce côté, moi je suis là au milieu et je veille.
Ils rirent tous les trois. Flore s’éclipsa rapidement dans sa chambre, lançant un dernier regard complice à Thibaut. Mais lorsqu’elle eut disparu derrière la porte, il ressentit un pincement d’impatience. Marianne le surprit à fixer l'entrée de la chambre de Flore.
— Allez, encore trois mois, et elle sera à toi, souffla-t-elle en riant doucement.
— Oui, bien sûr, bonne nuit Marianne.
Il entra dans sa chambre, tiraillé entre l’excitation et l’inquiétude. Une nouvelle vie l'attendait ici, mais il ne savait toujours pas s'il avait vraiment sa place dans ce monde si différent du sien. Il tarda à trouver le sommeil qui finit par l’emporter vers un nouveau songe.
Il avançait dans un paysage indéfini, qui n’était ni forêt ni clairière, mais un espace mouvant, entre terre et brume. Sous ses pas, le sol semblait fait d’un velours gris, à la fois moelleux et glissant. L’air, dense et tiède, portait un parfum sucré, enivrant. Une étrange sérénité l’envahit, aussi douce qu’un voile de soie sur une peau fatiguée.
Devant lui, une silhouette surgit de la brume. Cette fois, ce n’était pas Flore, mais une femme à la chevelure d’ébène, longue et flottante comme des fils d’ombre. Ses yeux, aussi sombres que la nuit, brillaient d’un éclat doux et profond. Elle lui tendait la main.
— Thibaut… Approche, murmura-t-elle.
Sa voix résonnait en lui comme une mélodie ancienne, emplie de promesses et de réconfort. Chaque note faisait vibrer une corde de son être. Il voulut reculer, mais ses pieds ne répondirent pas. Un pas en avant, puis un autre. La main de la femme caressa son visage, brûlante et glacée à la fois.
— Tu ne sais pas encore qui tu es et tu te poses beaucoup de questions. Viens à moi et je te donnerai les réponses.
Il sentit le poids de ses propres doutes envahir son esprit. Des images surgissaient, Flore pleurant, seule, des maisons en flammes, des ombres déchirant la ville. Une douleur vive lui tordit le cœur.
Non… balbutia-t-il.
Mais la voix reprit, douce et persuasive, chaque mot comme une caresse qui s’insinuait plus profondément.
— Si tu te joins à moi, alors rien ne pourra nous résister.
La brume autour de lui se resserra, devenant des lianes de fumée qui glissaient sur ses bras, ses jambes, telles les caresses d’une amante avide. Les lianes prirent peu à peu la consistance de racines vivantes, froides et humides, s’enroulant avec une fermeté implacable.
— Abandonne-toi à moi, et tout deviendra possible…
Un frisson d’horreur traversa Thibaut.
Soudain, un hurlement déchira l’air. Un cri sauvage, résonnant avec la force d’une tempête. Un éclat de lumière fendit les ombres. La femme recula, ses yeux flambant d’une rage soudaine.
Le loup blanc surgit, immense, ses crocs étincelants. Son regard transperça Thibaut, un appel silencieux chargé d’une autorité impérieuse.
— Non ! cria la femme. Ce n’est pas ton combat, bête stupide !
Le loup bondit. Les racines éclatèrent, réduites en poussière. La lumière argentée du loup illumina les ténèbres, dissipa la brume, mais l’espace autour d’eux semblait se déchirer, révélant un abîme sans fond. La silhouette se tordit sous le choc. Elle lança un dernier regard à Thibaut, un sourire étiré d’une promesse menaçante.
— Ce n’est pas fini… Tu m’appartiens déjà plus que tu ne le crois.
Puis elle disparut, avalée par l’ombre.
Thibaut tomba à genoux, le souffle coupé. Le loup s’approcha, posa son front contre le sien. Une paix étrange l’envahit. Avant de s’évanouir dans un éclat de lumière pure, une voix douce, féminine et ancienne, murmura :
— Tiens bon. La lumière est en toi.
Il se redressa sur sa couche, haletant. Totalement perdu, il dut réfléchir pour se rappeler où il était. L’obscurité qui l’entourait lui indiquait qu’il était au milieu de la nuit. Il se calma avant de se rallonger. Encore un songe troublant. Il faudrait qu’il interroge de nouveau Thalia, mais il jugea inutile d’en parler à Flore pour ne pas l’inquiéter. Il laissa le sommeil venir le chercher.

Annotations
Versions