CHAPITRE XVI : des âmes tourmentées (7)

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L’exécution

Thibaut s'éveilla bien avant les premières lueurs de l'aube. La chambre était encore plongée dans l'obscurité. L'esprit embrumé, il fixait le plafond, ses pensées tournant en boucle autour de ce rêve qui présentait bien trop de similitudes avec le précédent pour que ce soit un hasard. Et puis lui revint la proposition que Marianne leur avait faite la veille. Tout semblait déjà réglé, tracé même, mais, pour lui, cette certitude nouvelle le dérangerait plus qu'elle ne le rassurait. Il se frotta les yeux, décidément, tout cela faisait beaucoup de choses à gérer.

« Une vie meilleure », se répétait-il, ce qu'il avait entendu de la bouche de Flore, dont les yeux brillaient à cette seule perspective. Et pourtant, il ne pouvait se débarrasser de cette impression d'être tiré loin de sa vie d'avant, il devrait s’en réjouir, au lieu de ça, il s’accrochait à sa vie actuelle, car cela le rassurait.

Soupirant lourdement, il s'extirpa du lit, frotta son visage fatigué, et se rinça d'un geste brusque à l'eau froide posée dans une cuvette de faïence. L'eau glacée lui brûla les joues et le ramena pleinement à la réalité. Il resta un moment à fixer son reflet trouble dans le métal poli. Flore lui avait dit qu'ils avaient un avenir ici, et il la croyait. Elle méritait cette nouvelle vie, mais lui ? Était-il à la hauteur ? et puis ce rêve, que voulait-il dire ? Il semblait faire planer une menace sur cet avenir justement. Et Flore était-elle menacée elle aussi ? Il se donna une claque pour chasser toutes ses pensées et sortit.

Marianne descendait déjà les escaliers en bois grinçant. La maison s'éveillait. Thibaut traversa le palier pour aller frapper doucement à la porte de Flore.

— Je suis prête, je viens.

La porte s'ouvrit doucement, et elle se tint là, ses cheveux roux encadrant un visage encore embrumé de sommeil., Thibaut la prit dans ses bras et l'embrassa longuement.

— Bien dormi, ma douce ?

— Comme une ourse en hiver. Et toi ?

— Pas bien. Bon, on y va ?

Marianne les attendait dans la cuisine avec un petit-déjeuner copieux. Une théière fumait sur la table, entourée de belles tranches de pain garnies de lard grillé.

— Allez, mangez, mes jeunes amis. Vous avez de la route, leur dit-elle avec une affection presque maternelle. Et tenez, j'ai mis quelques provisions pour le chemin.

Le repas se déroula dans une bonne humeur presque forcée, car Flore et Thibaut ne voulaient pas s'attarder. Chacun savait que la séparation d'avec Marianne marquait un tournant dans leurs vies.

— Vous passez par la porte sud pour prendre le chemin qui mène vers la grande crête ? demanda Marianne.

Flore hocha la tête

— Il va y avoir du monde, une exécution est prévue ce matin dans le Pré au Loup.

Flore grimaça.

— J’ai horreur de cette violence.

Thibaut lui caressa l’épaule. Ils se levèrent.

— Merci pour tout, Marianne, dit Flore en lui serrant la main avec émotion.

Marianne les étreignit tous deux, leur glissant quelques derniers mots d'encouragement avant qu'ils ne passent la porte.

Ils marchèrent d'un bon pas jusqu'à la rivière, où un léger brouillard flottait encore, rendant l'air humide. Le bruit sourd d'une foule agitée leur parvint bientôt.

Lorsqu'ils arrivèrent près du Pré au Loup, ils découvrirent la scène. Une marée humaine se pressait autour du gibet, où deux potences se dressaient, sombres et impassibles. Des marchands ambulants criaient leurs marchandises, profitant de l'attroupement. Des enfants se bousculaient pour se frayer un chemin parmi les adultes. La mort, ici, était devenue un spectacle, un divertissement.

Flore s'arrêta net, une main sur la bouche.

— J'ai horreur de ça, murmura-t-elle, la voix tremblante. Comment peuvent-ils se repaître d'une telle horreur ?

Thibaut serra doucement ses épaules et la rapprocha contre lui. Il sentait son frisson et comprenait son malaise, même s'il n'en éprouvait pas tout à fait autant.

— Viens, on ne va pas rester là, dit-il d'une voix ferme, mais douce. Allez, viens.

Il lui attrapa la main et l'entraîna à l'écart, longeant la foule pour éviter de voir plus que nécessaire. Flore se blottit contre son bras, le pas rapide. Ils ne se retournèrent pas.

La silhouette des potences s'effaça peu à peu dans le brouillard, mais leurs ombres semblaient rester accrochées à leurs pensées. Le silence retomba entre eux, pesant.

— Ça ira, souffla-t-il finalement. On rentre au camp.

Flore hocha la tête sans un mot, mais elle serra sa main plus fort.

Ancelin émergea lentement d’une longue nuit d’amour, il constata l’absence de Lianor, il se rappela qu’elle devait rejoindre Salih à l’hospice. Il sourit. Elle avait accepté de rester dans sa vie, et cela, pour lui, relevait presque du miracle. Lianor n'était pas femme à se laisser posséder ou enchaîner, il le savait. C'était précisément ce qui le fascinait et ce qui rendait sa présence à ses côtés si précieuse. C’était nouveau pour lui, qui avait fermé son cœur depuis longtemps. Des avenirs plus joyeux semblaient l’attendre.

Mais pour l’heure, il voulait aller assister à l’exécution des deux lascars qu’il avait contribué à faire prendre. Certes, ces deux-là n'étaient pas coupables du méfait dont on les accusait et pour cause, puisqu'il en connaissait le véritable auteur, mais ils n'avaient rien d'innocent pour autant. De sombres actes impunis, Ancelin en était certain, s'étaient accrochés à leurs vies comme des ombres. Des hommes comme eux, il en avait connu trop, et il en resterait toujours.

La place du Pré au Loup débordait de monde lorsqu'il arriva. La foule, dense et agitée, formait un cercle compact autour de l'estrade. Les gardes, visage fermé, s'efforçaient de contenir la marée humaine. Ancelin s'approcha, se glissant entre les badauds pour mieux observer.

Les deux condamnés avancèrent, titubants, leurs mains liées à leurs cous par des cordes épaisses qui entravaient chaque pas. Ancelin reconnut les deux malandrins qui avaient molesté Biber et menacé Aude de Weinberghügel. Leurs visages, gris de peur, étaient figés comme ceux de bêtes promises à l'abattoir. Autour d'eux, la foule se déchaînait, insultes, crachats, rires gras. Certains avaient même apporté des restes d'excréments qu'ils lançaient avec jubilation. Les deux hommes progressaient sous cette marée d'hostilité, abaissés, réduits à des êtres misérables, perdant toute dignité avant même la mort.

Celui qui lui avait semblé être le meneur, un grand gaillard aux traits creusés, trébucha au pied des marches de l'estrade. Sa chute déclencha une vague d'hilarité dans l'assistance. Des enfants se pressaient au premier rang, les yeux écarquillés, fascinés. Ancelin les observa un instant. Ces gamins, avec leurs visages innocents, ressemblaient trop à ce qu’il avait été autrefois. Cette pensée le piqua désagréablement, et il détourna les yeux pour fixer les condamnés.

Les hommes furent hissés sur l'estrade et placés sur deux tabourets branlants. Le bourreau s'affaira, passant les cordes autour de leurs cous. Le silence tomba d'un coup sur la place, lourd et oppressant. On entendait à peine quelques respirations haletantes, comme si la foule retenait son souffle.

Le premier tabouret vola d'un coup de pied brutal. La chute fut rapide, le cou craqua, et le corps s'immobilisa après quelques soubresauts. Ancelin resta de marbre. Combien de fois avait-il vu pareille scène ? Combien de corps sans vie, sans nom, étaient tombés sous ses yeux ? Celui-là n'était qu'un de plus.

L'autre condamné, en revanche, perdit toute contenance. Il hurla, implorant qu'on l'épargne, ses cris brisant le silence et provoquant des ricanements moqueurs dans la foule. Ancelin sentit ses mâchoires se serrer. Le bourreau fit basculer le tabouret, mais pas assez franchement pour briser le cou. Alors, l'homme se débattit au bout de la corde, les pieds cherchant désespérément un appui dans le vide. Son corps se tordait, se convulsait, suspendu comme une marionnette brisée. Ses gargouillis rauques résonnaient dans l'air glacial. La mort prenait son temps, insensible au supplice. La foule demeurait silencieuse, fascinée par cette comédie de la mort.

Le relâchement des sphincters acheva la scène, une tache sombre se propageait sur le tissu des braies du supplicié, accompagnée d'une odeur âcre qui fit reculer les spectateurs les plus proches dans un murmure de dégoût. Le bourreau fit signe à ses assistants de décrocher les corps rapidement, et la foule commença déjà à se disperser.

Ancelin s'éloigna rapidement, s'efforçant de mettre de la distance entre lui et ce spectacle. Une telle exécution, pour lui, n’était rien comparée aux horreurs des champs de bataille. Là-bas, il avait vu pire. Des gamins à peine sortis de l'enfance, déchiquetés par les armes, s'accrochant à leurs entrailles avec des yeux fous avant de s'écrouler dans la boue.

Il s'arrêta net, inspira profondément pour chasser ces visions, mais il savait qu'elles reviendraient toujours. Elles s'invitaient dans ses nuits, dans ses silences, comme autant de fantômes invisibles qui ne le laisseraient jamais en paix.

Reprenant sa marche, il dirigea ses pas vers le château du gouverneur, le visage fermé. Les rues, déjà plus calmes, ne firent que renforcer la solitude qui pesait sur ses épaules. Les promesses d'une vie nouvelle avec Lianor semblaient soudainement si fragiles. À cet instant, il aurait voulu croire qu'il pourrait tout effacer, mais la réalité s'accrochait à lui comme une ombre impossible à fuir.

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