CHAPITRE XVII : se confronter aux sortilèges (2)

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La mission de reconnaissance

La petite troupe avançait à pied en tenant les chevaux par la bride. La piste qui menait à Moormoos était un peu escarpée. Ancelin suivait la capitaine Hugel, qui conduisait le détachement, sa silhouette droite et impassible creusant un chemin presque invisible parmi les branches basses. Personne ne parlait. L'air semblait trop dense, comme chargé d'une menace diffuse que chacun ressentait sans pouvoir le nommer. Quelque chose ici ne tournait pas rond. Pas un bruit d'oiseau. Pas un frémissement d'écureuil. Ancelin serra inconsciemment la garde de son épée. Ce silence n'était pas naturel.

On aurait dit qu'ils poursuivaient des spectres. Ancelin n'avait jamais cru aux fantômes, sans quoi il aurait perdu la raison depuis longtemps. Il s’attendait plutôt à affronter des combattants aguerris qui excellaient sans doute dans l’art de la dissimulation. Il s’inquiétait d’ailleurs au sujet des compétences de leur troupe d’une dizaine d’hommes. Certes il ne s’agissait que d’une mission de reconnaissance, mais, en cas d’attaque, il doutait de leur efficacité. Il marchait à côté de Yvain. Il ne lui donnait pas plus de dix-huit ans.

— Dis-moi Yvain, comment te retrouves-tu dans la garde du gouverneur ?

Son visage lisse présentait quelques poils follets. Il avait un visage poupin et semblait engoncé dans son uniforme presque trop large pour lui.

— Mes parents sont de modestes origines et ils ont réussi à faire prospérer un commerce de vin. Ils m’ont encouragé à rejoindre la garde de Dànn pour recevoir une éducation militaire et espérer me voir accéder à un poste et un statut importants. Je dois dire que le commerce, le vin, tout ça ne m’intéresse pas beaucoup.

— Pendant combien de temps as-tu suivi une formation ?

— Cela fait un an maintenant, c’est ma première mission importante. Jusqu’à maintenant, soit j’assurais des surveillances dans le château, soit j’accompagnais le guet. Mais là, j’avoue que c’est beaucoup plus excitant.

Ancelin soupira. Ce jeune homme n’était pas prêt pour le genre de combat auquel il pensait, justement. Yvain reprit.

— Et puis il y a Jeanne…

Ses yeux brillèrent.

— Elle a seize ans, toute belle avec sa taille fine, ses petits seins tout ronds et ses hanches douces.

Il était clairement perdu dans ses pensées.

— Je ne doute pas qu’elle soit jolie, mais ne te laisse pas distraire. Tu sais c’est peut-être une mission de reconnaissance, mais reste sur tes gardes et près de moi, si possible.

Yvain acquiesça avec sérieux, ravalant son sourire.

Ils débouchèrent dans une grande clairière. La piste se frayait un passage entre de petits champs de toutes les couleurs. Les blonds de l’orge, des blés, de l’avoine se mêlaient aux verts des lentilles, des choux et d’autres légumes. Ils atteignirent le modeste bourg d’une dizaine de maisons qui se serraient autour d’une place centrale. Les paysans présents les virent arriver avec une pointe d’appréhension. Ils cessèrent leurs activités pour les regarder, certains laissant tomber leurs outils. Des murmures discrets couraient entre eux. La capitaine fit signe de stopper et alla seule vers l’attroupement.

— Bonjour, nous sommes envoyés par le gouverneur. Nous voulons aller voir le lieu du drame. J’aimerais que ce soit les personnes qui ont découvert les corps qui nous accompagnent.

Un homme de solide stature lui répondit qu’on allait chercher Araelle et son mari. La capitaine se retourna vers ses hommes et leur fit signe d’approcher. Ancelin posa un regard circulaire sur le paysage alentour. Le petit bourg se situait dans un encaissement de la vallée. Il était, en outre, le dernier lieu occupé. Ensuite, c’était la forêt à l’infini. Cela le rendait éminemment vulnérable et il se demandait s’il ne faudrait pas faire évacuer ces gens. Il s’approcha de Hugel.

— C'est une impasse. Si des assaillants devaient revenir, ces gens n'auraient nulle part où fuir.

La capitaine haussa un sourcil, les lèvres pincées.

— Une chose à la fois, Ancelin. L’enquête d'abord. Nous aviserons ensuite.

Un pragmatisme militaire, pensa-t-il. Mais ici, le raisonnement ne suffisait pas. Car ici on était loin du rationnel, il en était certain, il le sentait.

Le couple arriva enfin, essoufflé et un peu anxieux. La capitaine renouvela sa demande et ils lui montrèrent le chemin.

— C'est par là, souffla-t-elle d'une voix rauque.

La troupe la suivit jusqu'à une cabane de bois à quelques centaines de pas, perdue à l'orée de la forêt. La clairière avait des allures de tombeau ouvert. La scène était restée figée tel que le jour du drame, les outils tombés au sol, le maigre mobilier de la cabane retourné. Hugel et Ancelin virent tout de suite l’immense tache sombre encore visible devant la porte. Araelle leur expliqua que c’était là qu’ils avaient découvert le corps de Gaelle, elle ne put finir son récit.

Ensuite elle les emmena à l’intérieur où elle avait retrouvé la gamine prostrée. Ancelin s'avança le premier, ses bottes crissant sur la terre sèche. À l'intérieur, la cabane était figée dans un chaos sinistre. Une table renversée, quelques outils abandonnés, une poupée de chiffon gisant dans un coin. Il s'agenouilla pour examiner le sol, cherchant des indices, empreintes, traînées, quelque chose qui trahirait une présence humaine. Mais il ne trouva rien. Il serra les mâchoires et ressortit. Le mari précisa comment il avait trouvé les cadavres d’Aubin et de son fils. Ils portèrent un regard circulaire sur la clairière. La forêt encerclait le site, idéal pour se cacher.

— Ils sont venus observer avant de frapper, murmura-t-il. Ils se sont cachés quelque part dans les bois.

Il leva la tête vers un promontoire rocheux qui surplombait le site.

— Là. C'est l'endroit parfait pour surveiller sans être vu. Je vais aller jeter un coup d'œil.

Hugel acquiesça d'un signe de tête.

— Je viens avec vous.

Ils pénétrèrent sous le couvert avec précaution. Le vent se remit à souffler doucement, comme si la forêt reprenait vie après leur passage. Mais pour lui, ce n'était qu'un murmure d'avertissement.

La montée vers le promontoire fut pénible, les ronces leur griffaient les mollets. Ancelin ouvrait la marche, ses sens en alerte. Il scrutait chaque parcelle du terrain, à la recherche d'empreintes ou de signes de passage. Plus ils prenaient de la hauteur, plus la vue se dégageait, dévoilant un panorama inquiétant. La mer d'arbres s'étendait à perte de vue, sombre et menaçante.

Arrivés en haut, ils marquèrent une pause pour reprendre leur souffle. Le promontoire surplombait la clairière où la famille avait été massacrée. D'ici, ils pouvaient voir la cabane et tout son environnement. Hugel se tourna vers Ancelin, les bras croisés.

— Alors, qu'en pensez-vous ?

Ancelin se pencha pour examiner le sol. Ses yeux exercés discernèrent aussitôt des marques partiellement effacées. Des traces, certes anciennes, mais toujours visibles malgré la sécheresse de la terre.

Des hommes-chats peut-être, mais avec deux pieds comme nous et dans des sandales.

Il se releva.

— Ils étaient ici. Deux hommes. Et ils sont restés un instant.

Hugel s'approcha.

— Vous êtes sûr ?

— Regardez ces empreintes. Elles sont plus profondes à certains endroits. Ça veut dire qu'ils ne font pas que passer. Ils ont observé.

Il se redressa et balaya du regard la ligne des arbres, en recherchant des indices invisibles.

Mais à part cela il ne remarqua rien de particulier jusqu’à ce qu’un éclat métallique accrochât son regard. Bien en évidence sur une pierre nue, il ramassa une pièce de monnaie en bronze. Il l’inspecta, la retournant plusieurs fois. Sur une face, il y avait un écusson et sur l’autre un portrait indéterminé. Il ne connaissait pas cette monnaie. Il montra sa trouvaille à Hugel.

— Surprenant, ces gars l’auraient perdue ?

Ancelin fit non de la tête.

— Non, elle était là bien en évidence pour qu’on la trouve et je suis sûr que c’est une signature.

— Une signature ? murmura Hugel.

Elle lui rendit la pièce.

— Nous ne sommes pas au bout de nos peines et je n'aime pas ça.

Ancelin la dévisagea, sentant un frisson lui parcourir l'échine. Pour la première fois depuis longtemps, ils se sentirent observés. Un regard invisible, tapi quelque part dans ces bois sans fin.

— Rejoignons les autres, finis par dire Hugel. Cette piste va nous mener plus loin qu'on ne l'aurait cru.

Ancelin plaça sa précieuse découverte dans une petite poche de son pourpoint et ils redescendirent.

La capitaine renvoya le couple et précisa qu’ils allaient passer la nuit ici et que chacun pouvait prendre ses dispositions.

— Demain, nous allons suivre la piste qui monte vers le fond de la vallée, expliqua-t-elle à Ancelin.

Ancelin resta un moment assis, adossé à un tronc rugueux, le regard perdu dans les flammes vacillantes du feu de camp. Le silence alentour était presque total, troublé seulement par le chant monotone des sauterelles et le bruissement des feuillages agités par un brise légère. Les autres dormaient déjà ou tentaient de le faire, se tournant et se retournant pour échapper aux piqûres des moustiques voraces.

La pièce de monnaie entre ses doigts, il se perdait en conjectures. Il finit par glisser la pièce dans sa poche et s'allongea, croisant les bras sous sa tête. Ses paupières se fermèrent à moitié, ses pensées dressées contre le sommeil. Celui-ci finit par l'emporter, mais il fut agité. Des images se bousculèrent dans ses rêves. Des silhouettes sans visage avançant entre les arbres, des cris étouffés par le vent, et toujours cette pièce en bronze, brillamment irréelle, tournant comme une étoile déchue.

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